Félix Tshisekedi: entre vin nouveau et vieilles outres…

« La démocratie, c’est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité: c’est un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire: c’est un code moral ».
Pierre Mendès France

Polydor-Edgar Kabeya

Durant les trente-deux ans du « mobutisme » (1965-1997) et, de mal en pis, les vingt-et-un (1997-2018) de la « kabilie » (Kabila père et fils), les attributs de l’État au Congo ex-Zaïre rimaient généralement avec mauvaise gouvernance, gabegie, libertés fondamentales et droits humains bafoués, justice dévoyée et magistrature instrumentalisée, arrestations arbitraires, corruption institutionnalisée et banalisée, trafics d’influence, concussions, détournements impunis des deniers publics, enrichissements fulgurants et ahurissants des « autorités », misère galopante et insoutenable de la population, détricotage de l’éducation nationale, décrépitude de l’enseignement à tous les niveaux, santé publique désastreuse, paralysie de l’administration et des services publics, bref, un désolant paysage politique, économique, social et culturel…

Avec, le 24 janvier 2019, la première passation « civilisée » du pouvoir entre un président « sortant » et un président « entrant », le pays entrevoyait une lueur de s’extirper de ce cycle infernal. Dix-huit mois plus tard, cette soif de rupture avec un État sans repères se heurte aux pesanteurs – encore vivaces – des mœurs politiques de ceux qui ont géré la République tel un butin ou un patrimoine privé. Et pour cause! Le président « entrant », Félix Tshisekedi, était l’opposant du « sortant », Joseph Kabila, celui-là même qui avait joué les prolongations en se maintenant au pouvoir au-delà du délai constitutionnel. C’est en désespoir de cause, à la suite d’une longue partie de poker menteur devenue intenable et lamentable, que les élections furent organisées en décembre 2018.

Une coalition porteuse des germes de l’immobilisme

Seulement, les résultats proclamés – différents à la présidentielle et aux législatives – corsetaient le nouveau président de la République entre coalition et cohabitation avec une majorité parlementaire largement dominée par les thuriféraires du président « sortant » dont ils défendaient naguère – à coup de supplications, de louanges et d’arguties juridiques – la candidature à un troisième mandat. En somme, quel que soit son choix (coalition ou cohabitation), Félix Tshisekedi ne pouvait que, bon gré mal gré, brouiller le message du changement tant attendu: versé dans les vielles outres du « mobutisme » et – surtout – de la « kabilie », le vin nouveau du « le peuple d’abord » laisse le goût d’un breuvage frelaté! En témoignent: la méfiance, la duplicité, les intrigues et les perfidies, sources de multiples crises au sein d’une coalition qui s’avère une alliance porteuse des fruits pourris et des germes d’immobilisme pour la République. Une coalition qui sert des béquilles aux ouailles de la « kabilie » pour continuer à infecter les institutions. Avant même la mise en place de cette coalition, le président « sortant » s’empressa de transformer sa plateforme électorale – composée d’une kyrielle des partis dont certains, sans assise réelle, servent à gonfler son poids numérique dans les différentes assemblées du pays – en « plateforme politique de gouvernement »! Convoqués le 20 février 2019 dans sa ferme, les membres de ce regroupement lui signèrent – en défilant religieusement l’un après l’autre tels les fidèles d’une secte devant leur gourou – un « acte d’engagement » par lequel ils juraient « en âme et conscience »: « Nous réaffirmons notre fidélité et notre loyauté à Son Excellence Joseph Kabila Kabange, Président de la République Honoraire, Initiateur et Autorité Morale du Front« * (sic). Pas étonnant, dès lors, que l’impulsion et la traduction en actes de la vision du nouveau chef de l’État butent sur l’inertie fourbe de ces « partenaires de coalition » qui ont toujours piétiné la séparation des pouvoirs, la gestion saine et transparente de la chose publique, l’essor de la nation ainsi que le devoir de rendre compte de l’exercice de leurs mandats. Des exemples abondent. Limitons-nous à poser trois questions inspirées par l’actualité politique de ces dernières semaines.

Comment concevoir, alors qu’ils sont les premiers dépositaires de la coalition dans leurs institutions respectives, que le président du Sénat et la présidente de l’Assemblée nationale (tous deux griots de la « kabilie ») puissent se livrer à des sorties médiatiques mettant en cause la constitutionnalité des ordonnances ou des déclarations du chef de l’État jusqu’à évoquer son éventuelle destitution? Comment comprendre que le ministre de la Justice (tout aussi tambourinaire de la « kabilie ») puisse transmettre au bureau de l’Assemblée nationale les observations du gouvernement concernant des propositions de loi portant réforme de la justice alors que ces textes – émanant également de deux députés de la « kabilie » – n’ont jamais été ni présentés ni discutés à un conseil des ministres? Comment expliquer que le Premier ministre – censé être le socle de la cohésion et du bon fonctionnement de la coalition au sein de l’exécutif – puisse, agissant en télégraphiste de la « kabilie », apostropher le Président de la République par voie des communiqués de presse lus par son porte-parole et diffusés sur les réseaux sociaux.

Les oripeaux du Bon Samaritain et de Mère Teresa

Voilà la conception de l’État de ceux qui ont pillé et ruiné le pays; ceux qui ont exalté les anti-valeurs (courbettes, tricheries, enrichissements illicites, malversations, escroqueries, magouilles, combines, chantages, passe-droits…) comme modèles de vie et tremplins de la réussite sociale; ceux qui ont spolié, cédé, bradé ou acquis pour leur jouissance personnelle les biens meubles et immeubles de l’État; ceux qui n’ont jamais respecté l’obligation constitutionnelle de déposer la déclaration écrite de leur patrimoine familial avant leur entrée en fonction et à l’expiration de celle-ci; ceux qui ont façonné une République des affamés, des sans-abris, des sans-emplois, des assistés, des mendiants et des courtisans afin de mieux porter les oripeaux du Bon Samaritain ou de Mère Teresa. Comment ne pas être interpellé, par exemple, qu’un ancien Premier ministre ait pu construire « son » université et que l’épouse d’un président « sortant » ait pu inaugurer « son » centre hospitalier pendant que les écoles et les hôpitaux de la République restent cruellement démunis?

« Que les médiocres dégagent », lançait le cardinal Laurent Mosengwo au lendemain des marches pacifiques réprimées dans le sang, à la fin de 2017 et au début de 2018, par un pouvoir sortant qui ne cessait jamais de sortir. Non seulement ces « médiocres » n’ont pas dégagé, mais ils continuent à faire de la résistance en s’abritant derrière leur « majorité » parlementaire. Une majorité qui ne représente qu’eux-mêmes, leurs zélateurs et tous les profiteurs de la société d’anti-valeurs que la « kabilie » a apportée aux Congolais un funeste jour de mai 1997. En effet, ces « honorables » (vraiment?) députés et sénateurs feignent d’ignorer que leur majorité n’incarne pas l’expression de la volonté et des aspirations de la majorité populaire.

Alors? A vin nouveau, outres nouvelles! Vivement…

Polydor-Edgar Kabeya
Juriste Consultant en communication et médias
Rédacteur en chef de la revue « Palabres » (Éditions L’Harmattan, Paris)

(*) Il s’agit du Front Commun pour le Congo, regroupement des partis sous la tutelle de Joseph Kabila.

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