Justice pour Patrice Lumumba

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Le JT de TV5 Monde Afrique du 21 juillet dernier a développé un sujet qui aurait dû retenir l’attention du Congo et des Congolais. Le 30 juin 2020, date du 60ème anniversaire de l’indépendance du Congo, Juliana Lumumba, la fille du héros national Patrice Lumumba, a envoyé une lettre au roi des Belges. Elle a profité du 21 juillet, date officielle de la fête nationale belge depuis 1890, pour le faire savoir à la terre entière. Quel est le contenu de sa lettre? Parole à Juliana, s’exprimant au nom de tous les siens: « Je demande que les restes mortuaires de mon père qui sont en Belgique nous soient restitués, pour que l’on puisse, enfin, enterrer notre père dignement. Ses restes sont séquestrés au Palais de justice en Belgique. C’est avec certitude que l’on sait que c’est sous-scellé au Palais de justice, parce qu’il y avait le fameux individu, qui était sorti à la télévision, en disant qu’il avait gardé deux dents de Lumumba. C’est qu’il l’avait torturé. On a trouvé ça et ça été pris et mis sous scellé. C’est pour cela que, quand on l’a su, je crois que c’est la fin d’un processus, d’une espérance. Parce qu’il y a eu différentes démarches, mais qui n’ont pas abouti à grand-chose. Pour ma famille, donc mes frères et moi, c’est la fin de notre devoir d’enfants d’enterrer notre père. Mon père et ses compagnons sont morts pour ce pays. Ils ont versé leur sang dans ce pays. Ses restes doivent rentrer chez lui ».

Qu’est-ce qui autorise Juliana à soutenir que les restes de son père se trouvent en Belgique? Qui est « le fameux individu » dont il est question dans la lettre? L’indice sérieux, et non encore la preuve en droit, dont dispose Juliana s’appelle « Une mort de style colonial, l’assassinat de Patrice Lumumba ». Il s’agit d’un documentaire de la collection « Assassinats politiques » du réalisateur et producteur de télévision français Michell Noll, réalisé par le cinéaste et journaliste allemand Thomas Giefer en 2008, traitant de l’ascension et de la chute de Patrice Lumumba. Le documentaire campe la figure d’un Belge d’ethnie flamande nommé Gérard Soete. Il est interviewé dans sa résidence de Bruges et s’exprime librement et parfois avec humour au sujet de la mort de Lumumba et de la barbarie exercée sur son corps, exactement comme s’il parlait de la pluie et du beau temps. 

Né à Pittem en Belgique le 29 janvier 1920 et décédé le 19 juin 2000 à Bruges, toujours en Belgique, Gérard Soete fut un commissaire de police chargé de la mise en place d’une « police nationale katangaise » après que la Belgique eut créé la sécession du Katanga. Quand le 17 janvier 1961, seulement sept mois après l’accession du Congo à l’indépendance, le Premier ministre Patrice Lumumba, le Premier vice-président du Sénat Joseph Okito et le ministre de la Jeunesse et des Sports Maurice Mpolo sont assassinés près d’Elisabethville (Lubumbashi), Soete reçoit l’ordre d’un autre Belge qui a participé à l’exécution d’éloigner les corps. En compagnie de son frère et de quelques Congolais, ils les transportent d’abord « à 220 kilomètres du lieu d’exécution, pour les enfouir derrière une termitière, en pleine savane boisée ». De retour à Elisabethville, Soete reçoit un autre ordre (du ministre de l’intérieur katangais Godefroid Munongo?) de « faire littéralement disparaître les cadavres » pour éviter que le lieu d’inhumation ne donne lieu à un pèlerinage des partisans de Lumumba. Alors que « toutes les autorités belges [sont] sur place, et elles ne [lui disent pas] de ne rien faire », se confesse Soete, il accomplit sa sale besogne pendant toute la nuit du 22 au 23 janvier 1960, « accompagné d’un autre Blanc [toujours son frère ?] et de quelques Congolais ». Ils commencent par se soûler pour se donner du courage. Ils découpent les cadavres à la scie et les font disparaître dans de « l’acide pris à l’Union Minière ». De retour en Belgique après 1973, Soete « [conte] cette terrible nuit dans un roman, ‘pour (se) soulager’, mais sans livrer son nom ». Mieux, près de quarante ans après l’assassinat de Lumumba et de ses deux compagnons d’infortune, l’homme « civilisé » belge exhibe fièrement aux journalistes qui l’interviewent « deux dents de Lumumba » qu’il a toujours gardées chez lui. 

Quand le documentaire ci-haut est rendu public en 2008, le Congo est dirigé par Joseph Kabila, au pouvoir depuis janvier 2001. Il se présente lui-même comme un nationaliste, héritier de son père Laurent-Désiré Kabila, président de la république de mai 1997 jusqu’à son assassinat en janvier 2001. Ce dernier se présentait également comme un nationaliste en lutte contre le régime Mobutu à partir des années 1960. Depuis les élections générales de 2006, Joseph Kabila ne dirige pas seul le Congo. Il a comme allié le bien nommé Parti Lumumbiste Unifié (PALU), c’est-à-dire d’autres nationalistes autour d’Antoine Gizenga ayant la primature comme butin électoral. Il a également comme allié Lambert Mende Omalanga, ministre de la Communication et des Médias de 2008 à 2012, puis de 2014 à 2019. Il devient PCA de la Ligne maritime congolaise depuis 2020, après avoir piteusement échoué à devenir gouverneur de son Sankuru natal. Président national du parti politique Convention des Congolais Unis (CCU), Mende s’imagine sans doute que le fait d’être issu de l’ethnie de Lumumba fait de lui un nationaliste.

Curieusement, alors que l’assassinat d’un Premier ministre démocratiquement élu constitue un crime contre l’humanité, le régime des nationalistes regroupés autour de leur gourou Joseph Kabila se tait dans toutes les quatre langues nationales ainsi que dans la langue officielle du pays face aux révélations du documentaire de Michel Noll. Il en est ainsi tout au long de ce régime jusqu’à ce que son leader devienne sénateur à vie le 15 mars 2019, tout en conservant, banditisme d’Etat oblige, l’essentiel de l’imperium après les élections chaotiques de décembre 2018. Peut-on être nationaliste ou fervent partisan du héros national et martyr de l’indépendance Patrice Lumumba et se taire après avoir suivi un tel documentaire ou lu la déclaration suivante de Gérard Soete au quotidien belge Gazet van Antwerpen déjà en octobre 2007: « Les deux dents de Lumumba? Je les ai longtemps gardées, mais la semaine dernière, je les ai jetées dans la mer du Nord, elles sont maintenant à dix miles de la cote. Personne ne le retrouvera plus jamais »? Peut-on être nationaliste et laisser la famille biologique de Patrice Lumumba se débattre seule face à la Belgique pour obtenir que le héros national et martyr de l’indépendance ait enfin une sépulture alors même qu’on dispose de tout l’appareil de l’Etat qu’on instrumentalise par ailleurs à souhait pour des intérêts personnels? Le mot « nationaliste » peut-il encore avoir un sens dans le vocabulaire politique congolais?

Déjà en 1999, quand parait le livre « L’assassinat de Lumumba » dans lequel l’auteur, le sociologue et écrivain belge Ludo De Witte, formule l’hypothèse de la responsabilité des autorités belges de l’époque, le scandale qui s’en suit donne lieu à une Commission d’enquête par La Chambre belge, du 23 mars 2000 au 31 octobre 2001. On ne peut pas imaginer le suspect numéro un d’un crime instruire son propre procès et se condamner. La Commission se contente d’établir la responsabilité morale de la Belgique dans la mort de Lumumba et ses deux compagnons. Elle « souligne la seule responsabilité des autorités congolaises dans le transfert au Katanga, le fait qu’aucun ordre d’éliminer physiquement Lumumba n’a été donné par un membre du gouvernement belge, qu’il n’y a pas eu préméditation d’assassinat » (Le Soir, 17 novembre 2001).

Que conclure? De l’indépendance à ce jour, le Congo reste un Etat virtuel. Car, s’il était un Etat réel, dirigé de surcroît par des nationalistes, il aurait déjà exigé une enquête internationale sur la mort de Lumumba ou introduire une action en justice contre l’Etat belge. Mais il n’est jamais trop tard pour un tel sursaut national. En effet, l’assassinat d’un premier ministre démocratiquement élu est un crime contre l’humanité. Comme tous les autres crimes contre l’humanité, il est imprescriptible. Cela veut dire que le temps ne peut l’effacer tant que justice n’est pas rendue. Le Congo et les Congolais doivent tôt ou tard assister Juliana et les siens à obtenir les restes de Lumumba pour que son âme repose enfin en paix dans une sépulture. Ils doivent assister Juliana et les siens à obtenir des excuses et des réparations. Car, le Square Lumumba érigé par la Belgique à l’entrée du quartier Matonge de Bruxelles le 30 juin 2018 ne suffit pas. Quant au Congo, il est en droit d’exiger des dédommagements à la Belgique, cette fois-ci au nom de toute la nation, ou de la traîner en justice. Pareilles compensations pourraient contribuer à bâtir Lumumbaville ou Lumumba City dans la province de Lomami, projet que le président Félix Tshisekedi, déterminé à immortaliser la mémoire de l’ancien premier ministresemble avoir rendu « effective et opérationnelle » dans son discours du 30 juin 2020, 60 ans après l’assassinat de Lumumba.

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Happy
Happy
0 %
Sad
Sad
0 %
Excited
Excited
0 %
Sleepy
Sleepy
0 %
Angry
Angry
0 %
Surprise
Surprise
0 %