Lettre ouverte au ministre belge de la Justice

Monsieur le Ministre de la Justice,

J’ai lu et étudié votre projet de loi tendant à modifier la loi du 30 juillet 1981 aux fins de répression de certains actes de racisme et de xénophobie et tendant à introduire un nouveau crime de « négationnisme ».

Permettez-moi, avant tout, de souligner que, en tant qu’avocat et ancien juge suppléant, je suis choqué d’avoir à lire ce que je n’avais pas estimé possible dans un état de droit.

Je me permets d’énumérer mon propos, afin d’être clair.

  1. Vous criminalisez: « Quiconque dans l’une des circonstances indiquées à l’art. 444 du Code Pénal, nie, minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve des faits correspondants à un crime de génocide, à un crime contre l’humanité ou à un crime de guerre tel que visé à l’art. 136 quater du Code Pénal, établis comme tels par une décision définitive rendue par une juridiction internationale, sachant ou devant savoir que ce comportement risque d’exposer soit une personne, soit un groupe, une communauté ou leurs membres, à la discrimination, à la haine ou à la violence, en raison de l’un des critères protégés ou de la religion, au sens de l’art. 1 §3 de la décision-cadre du Conseil de l’Union Européenne du 28 novembre 2008… »
  2. Ce « crime » est en contradiction avec l’art. 19 de notre constitution qui prévoit que la liberté d’expression est garantie dans tout domaine. Ce principe essentiel est l’une des fondations de notre communauté démocratique et est également garanti par l’art. 10 du Traité Européen des Droits de l’Homme et l’art. 19 du Pacte des Droits Civils et Politiques. Une mesure aussi extrême ne se voit pas nécessitée afin de préserver la sécurité de l’Etat ou afin de préserver l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. Des décisions de justice finales sont, par définition, déjà « définitives » et ont « autorité de chose jugée ». Elles ne peuvent donc ressortir sous les mesures possibles d’exception prévues par l’art. 10 de la Convention Européenne.
  3. Le renvoi à l’art. 444 du Code Pénal est crucial puisque les moyens de perpétration du crime y sont énumérés. Il faudrait noter, plus spécifiquement, que cette perpétration peut se faire par des écrits privés, qui sont communiqués à plusieurs personnes. Ceci signifie qu’un projet de lettre communiqué à un nombre de confrères peut être qualifié de « criminel ». Vous allez donc très loin puisque vous pouvez rendre impossible la profession d’avocat. Des commentaires de doctrine concernant les jugements ou arrêts visés (qui sont sources de droit) peuvent donc également être considérés comme « criminels ». La doctrine, essentielle à notre droit, peut donc être qualifiée de « criminelle », si l’on y constate qu’une instance juridictionnelle internationale s’est trompée lors d’une condamnation, ou qu’un innocent, comme Thomas Lubanga a été condamné. A propos de cette doctrine: « … Il faut néanmoins lui reconnaître un rôle prépondérant. Appelée à discuter, à contrôler, et par conséquent à parfaire le droit législatif et jurisprudentiel, elle exerce une influence considérable sur les destinées du droit. Les grands ouvrages de doctrine, qui font ‘autorité’ dans les prétoires de justice, le démontrent éloquemment ». Henri De Page – Traité élémentaire de Droit Civil Belge – Tome I p. 23. La presse, également, ne pourra plus exercer son devoir essentiel et démocratique, suite à la censure ainsi instaurée. Aussi pourrait-on poursuivre des avocats qui ont, en plaidoiries, critiqué la jurisprudence internationale visée. Il suffirait, à cet effet, d’argumenter que cette critique est étrangère à la cause plaidée, afin d’ainsi faire lever l’immunité instaurée par l’art. 452 du Code Pénal, un des fondements essentiels de notre démocratie.
  4. Le but est, en conséquent, de créer une catégorie d’arrêts et de jugements qui seraient « inattaquables » et porteurs de la fameuse « vérité unique »… Ceci est assez remarquable. Les termes « minimiser grossièrement » et « justifier » parlent pour soi. Et quid si, comme auparavant, la Cour Pénale Internationale (CPI) conclue différemment que le Tribunal International pour le Rwanda (TPIR), par rapport aux éléments constitutifs du crime de génocide ou des autres?… Ceci ne mérite-t-il pas commentaire? Et que sera alors la « vérité » à protéger? L’une ou l’autre?
  5. L’imprécision du projet de loi quant aux actes à réprimer est marquant. Quels « faits » ne peut-on nier? S’agit-il de faits individuels jugés par la jurisprudence en question ou cela est-il plus large, et, si oui, quelle en serait la portée exacte? Cette qualification répond-elle au principe de la légalité? J’estime que non. De toute manière et purement juridiquement, il ne pourrait qu’exister d’actes strictement individuels de génocide et une Cour ou Tribunal ne pourrait jamais se prononcer par ordonnance « générale », dans le sens de l’existence collective d’un « génocide ». L’on pourrait, par ailleurs, dans la motivation, constater l’existence d’un plan collectif préexistant afin de commettre un génocide. Mais ceci a précisément été rejeté par plusieurs décisions du TPIR.
  6. Les instances judiciaires internationales ne sont pas indépendantes et ne répondent pas au principe essentiel de la séparation des pouvoirs. En ce qui concerne la CPI, le Conseil de Sécurité a un pouvoir d’injonction négative, tandis que le Procureur du TPIR est contrôlé par ce même Conseil. Ainsi a-t-il été interdit au Procureur du TPIR de poursuivre les nombreux crimes de guerre commis par le FPR de Paul Kagame au Rwanda. Un juge près le TPIR a récemment donné sa démission suite aux pressions politiques dont il faisait l’objet. Les avocats sont mis sous pression et même menacés. J’en ai moi-même été victime. Le principe du libre choix de l’avocat ne s’y voit pas respecté. Je puis vous en donner plusieurs exemples concrets. Faut-il donc exempter de critique des poursuites et peut-être même des décisions judiciaires politiquement inspirées? Réalisez-vous ce que cela signifie?
  7. Ce projet de loi est « fait sur mesure » à l’occasion du 25 ième anniversaire du génocide rwandais et destiné à « plaire » à Paul Kagame, qui peut ainsi tenter de « bétonner » son narratif unilatéral et simpliste du « génocide », également en dehors du Rwanda. Il est interdit de parler de son génocide envers les Hutus, qui est bien établi, comme Vous le savez. Il est interdit de parler du fait qu’il est lui-même à l’origine du génocide contre les Tutsi et qu’il est l’auteur établi de l’assassinat des présidents burundais et rwandais, ainsi que du chef d’Etat Major rwandais, parmi d’autres. Ceci est établi par un dossier de preuves irréfutables au sein du TPIR, dossier toutefois « enterré » par le Procureur du TPIR de l’époque. Il est, de plus, co-responsable pour les huit millions de morts au Congo, suivant les rapports de l’ONU. L’Ouganda a été condamné par la Cour Internationale de Justice sur base de sa guerre d’agression et son invasion du Congo, à l’occasion de laquelle Kagame et Museveni ont fait main basse sur les richesses de l’Est du Congo. Paul Kagame est l’un des pires criminels de guerre que l’histoire ait connu. Est-ce ce criminel de guerre qui détermine notre agenda?… Il est absolument révoltant que votre gouvernement se prête à un tel marchandage. Ceci constitue une attaque inacceptable à l’envers de la communauté Hutu en Belgique ou ailleurs. Votre gouvernement se rend complice de déni de justice pratiqué tant par le TPIR que par la CPI, quant au génocide perpétré contre les Hutu au Rwanda, ainsi qu’au Congo.

Gand, le 11 avril 2019

 

Jean FLAMME, Avocat au Barreau de Gand, à la CPI, au TPIR et au TSL,
Ancien secrétaire général et ancien Vice-Président d’Avocats sans Frontières, Ancien Secrétaire-Général du Barreau Pénal International (BPI) Co-auteur du « Code of International Criminal Law and Procedure, annotated » (Larcier), Auteur de « Rwanda 1994. La conspiration des Puissants » / Van Halewyyck, Ancien juge suppléant au Tribunal de Commerce de Gand.

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