Mangina: Souvenirs de mes enseignants du secondaire (1977-79)

(En hommage à Mangina, une localité du Nord-Kivu située à la lisière de la province de l’Ituri. Cette cité, très meurtrie depuis août 2018 pour avoir été l’épicentre de la maladie à virus Ebola ayant décimé près de 2.300 âmes dans la région, a aussi sa petite histoire. En voici une, ci-après, nous faisant remonter à la vie d’il y a plus de 40 ans dans cette cité agricole au sol ocre)

La toute première « école secondaire » vit le jour à Mangina en 1976. Il s’agissait de la succursale du très renommé Institut Lwa-Nzururu, l’ex-collège Saint Kizito, de Beni-Païda, qui était sous la coordination de l’Eglise catholique. Avant l’ouverture de cette succursale, tous ceux qui terminaient leur école primaire à Bingo, Mangodomu, Mangina et Makeke se voyaient proposer des formations scolaires à Beni ou à Butembo, loin de leurs parents. Nous étions donc fiers de faire partie des deux premières promotions de cette école secondaire de Mangina qui se voulait une école de proximité. Mais, très vite, nous nous rendîmes compte que le rythme d’apprentissage qui nous y était imposé était plus soutenu que celui de l’école primaire. La notion du temps prit une nouvelle dimension. Nous avions l’impression que tout le monde consultait sa montre tout le temps pour s’assurer du respect de l’heure. Les professeurs se succédaient l’un à l’autre. Et le premier à entrer dans notre classe s’appelait monsieur Mwiru.

Un professeur de maths qui donnait envie de parler le français

Mwiru, c’était un jeune homme svelte, brun, beau et toujours bien habillé. Il tenait un morceau de craie du bout de ses doigts comme s’il craignait de se salir la main. Un bassin rempli d’eau devait être mis à sa disposition afin de lui permettre de se laver les mains dès la fin de son cours. Très sportif, il évoluait dans une équipe locale, Okapi Sport, sous le pseudonyme de Prof. Il était toujours aligné à la médiane d’où il réalisait ses coups francs bien dispatchés, des «tirs géométriques», disions-nous. Son maillot estampillé numéro 6 rimait bien avec ses bottes à « six cales ». Mwiru se démarquait ainsi de ses coéquipiers mal chaussés. Il s’exprimait dans un français châtié et non altéré par l’accent de sa langue maternelle contrairement aux autres professeurs. Même Marcella, la française qui nous enseignait le cours de religion, avait de l’admiration pour ce professeur. Oui, le jeune homme avait le profil. Nous mourions d’envie de pouvoir nous exprimer comme lui un jour. Pourtant, ce n’était pas lui qui allait nous enseigner la langue de Molière.

Juste après une brève présentation, ses premiers mots furent très techniques. « Nous allons considérer ici un diagramme de veine vide ». (Il traça un grand cercle au tableau noir). « Ce diagramme, poursuivit-il, contient des éléments ». (Il ajouta de petits points dans le cercle qu’il venait de dessiner). « Appelons F cet ensemble », conclut-il en inscrivant la lettre F au dessus du cercle. Ce fut-là notre premier cours de math moderne. Un cours que j’appréhendais. Je pensais dans mon for intérieur: « Pourquoi suis-je ici? Arriverai-je à maîtriser tout ça? » J’étais vraiment perdu et je ne me voyais pas à la hauteur. Pendant que je rêvassais, les autres élèves prenaient des notes. On n’était plus à l’école primaire où les instituteurs nous donnaient tout sur un plateau d’argent. Et à la fin de son heure, Mwiru s’éclipsa de la même manière qu’il était venu, comme sur la pointe des pieds. Il céda la place au professeur suivant qui vint avec un style différent, tenant dans sa main le plan de son cours résumé sur une double feuille quadrillée… Finie l’école primaire et bonjour l’école secondaire!

« Ouvrez bien vos quinquets! »

Pour le cours de français, il existait des livres de recueil de textes d’auteurs classiques. On distribuait à chacun un exemplaire pendant le cours et qu’on restituait à la fin du cours. Les dictionnaires n’étaient pas disponibles. Notre professeur de français était un prêtre défroqué, un homme d’un certain âge. A la fin de son cours, il lui arrivait de nous demander si nous avions des mots difficiles rencontrés dans nos lectures de loisirs et dont nous ne saisissions pas pleinement le sens. Il s’efforçait alors de nous les expliquer. Mais comme il nous prenait au dépourvu, nous n’avions toujours pas des mots à lui soumettre à moins d’en puiser dans les pages de vieux journaux servant de couverture à nos cahiers. Un jour, pour combler un blanc dans la communication avec ce professeur, – personne en classe n’ayant osé poser de question – je pris la parole, me levant poliment les bras croisés comme le voulait la tradition: « Que signifie Hong-Kong, monsieur le Professeur? » Le mot « Hong-Kong » n’était pas un mot français, pour commencer. Ensuite, pour ne pas arranger les choses, je figurais souvent sur la « liste des bavards », une liste tenue par le chef de classe qui recensait les noms de ceux qui faisaient du bruit pendant les heures libres. Enfin, ce vieux professeur voyait en moi quelqu’un qui avait une connaissance suffisante de la langue française. Il comprit que je voulais tout simplement amuser la galerie.

Marquant une pose qui éveilla l’intérêt, il se mit à remonter son pantalon jusqu’au niveau du ventre comme s’il allait entrer dans un ring. Il s’approcha ensuite de mon pupitre. Tétanisé, je repris la parole pour m’expliquer, en bafouillant: « J’ai trouvé les mots Hong-Kong sur mes babouches où l’on pouvait lire Made in Hong-Kong ». Me fixant d’un regard perçant sous les projecteurs de toute la classe prise de panique de ce qui allait m’arriver, il s’écria en postillonnant: « ça se trouve en Chine, non! » Après quoi, il regagna l’estrade tout en agitant sa tête comme s’il était pris soudainement de la maladie de Parkinson. Et l’incident se termina là cette fois-ci. Ce professeur parsemait ses discours d’une kirielle d’interjections latines et autres exclamations qui devinrent familières dans notre vocabulaire. La plus légendaire de ses expressions était la suivante: « ouvrez bien vos quinquets! » « Les quinquets, c’est quoi? » se chuchotaient les élèves. Nous ne savions pas ce qu’il nous demandait d’ouvrir jusqu’au jour où nous avions appris qu’il parlait de nos yeux. Cette formule lui fut collée à la peau à telle enseigne que, ni mes anciens camarades de classe ni moi-même, personne n’est à mesure aujourd’hui de se rappeler du vrai nom ce professeur car nous l’appelions tous « Monsieur Quinquet ».

Olenga: un professeur rebelle mais très populaire

L’année suivante, en 2ème secondaire, ce n’était plus le brillant Mwiru qui allait nous enseigner les maths mais plutôt un monsieur venu de Beni-Païda, un illuminé celui-là. Déjà au départ, il portait un nom kilométrique qu’il nous força de retenir, à savoir: Olenga wa Kivanzanga Musitu wa Mubunza wa Kyabu. Il disait qu’il imitait ainsi le président de la république de l’époque qui s’était fait appeler, à la faveur de son fameux plan de « recours à l’authenticité », Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa za Banga.

Un jour, monsieur Olenga devait nous occuper dès la première heure. Mais ce « grand mathématicien » (sic) débuta son cours devant notre salle de classe en transformant en tableau les battants de la porte, pendant que nous restions tous débout autour de lui. En effet, les clés étaient toutes gardées chez les bonnes sœurs, les sœurs oblates. Ce jour-là, la personne chargée de nous les apporter prit du retard. L’une des aspirantes qui était notre collègue de classe, la petite Mutsere, accourut au couvent à la recherche desdites clés. Mais le mal était déjà fait. Pour ce petit incident, Olenga en fit toute une montagne. Il se mit à débiter des insanités à l’encontre de cette communauté des sœurs, révélant des informations confidentielles – et non vérifiées – que les jeunes de notre âge ne pouvaient porter. C’était un professeur « fou » mais, paradoxalement, il était adulé par les élèves pour son franc-parler et ses sarcasmes.

Une autre fois, il se disputa avec une religieuse venue de Mabuku qui nous enseignait le français, remettant en question le mobile de la vocation de cette « sœur » et ce, devant toute la classe. Il s’attaqua sur son physique, en mettant l’accent sur ses rondeurs. A l’occasion, il usa des paroles obscènes d’une cruauté abjecte qu’il prononça en swahili pour bien marquer les esprits. Le comité des parents d’élèves ne laissa pas impunis ces écarts de langage et convoqua le professeur. Il dut être sermonné. Nous observions discrètement la scène, au loin, à travers les fenêtres grandement ouvertes. L’audition était visiblement houleuse. Nous étions très amusés de voir monsieur Olenga assis à califourchon sur un pupitre au lieu d’occuper la chaise qui lui était réservée. En plus, il tournait le dos aux membres du comité de parents qui l’interrogeaient. Pareille attitude n’était pas un bon exemple pour les adolescents à la recherche d’identité que nous étions. Et pourtant, Olenga devint très vite notre unique référence, notre coqueluche.

Il marqua nos jeunes esprits jusqu’à inspirer notre manière de nous habiller et de nous coiffer. Sa barbe bien soignée et coupée en biais au niveau de ses joues débonnaires reflétait, de profil, les traits d’Elvis Presley tandis que ses longs cheveux nous renvoyaient l’image de Lita Bembo, un célèbre musicien zaïrois de l’époque. Olenga, c’était aussi ce monsieur qui ne portait jamais de chemise. Il n’avait que des polos, des jeans et des chaussures basket, ce qui tranchait des autres enseignants de notre Institut qui étaient toujours tirés à quatre épingles. Bien plus, Olenga nous faisait travailler dans des champs. Les paysans le rémunéraient en retour. Pour toute consolation, il nous achetait des cannes à sucre que nous nous partagions dans une ambiance bon enfant. Cette ambiance faisait oublier tous ces abus mais ne faisait rien pour toutes ces heures de maths gaspillées. Au fil du temps, nous nous sentîmes plus proches de ce professeur que de n’importe quel autre. Nous étions même prêts à le défendre, à nous sacrifier pour lui.

Notre niveau en maths devint médiocre, le programme scolaire n’ayant pas été suivi. Lors des contrôles, nous étions pris à la gorge. Déjà les mathématiques n’étaient pas la tasse de thé pour beaucoup. Venait ensuite la méthode utilisée: Olenga posait ses « interrogations » dans des tournures alambiquées au point que même le plus intelligent d’entre nous y perdait son latin. Les questions étaient formulées de manière savante et truffées d’expressions du genre « rendez explicite cette diction » suivi des chiffres et des lettres à additionner, le tout mis entre-parenthèse… Il fallait ainsi nous efforcer de comprendre ce que signifiait « rendre explicite », avoir ensuite le sens exact du mot « diction » avant de nous focaliser sur la fameuse algèbre que nous rebutions tant, jusqu’à nous demander quel intérêt nous avions à résoudre ce genre d’équations fictives faites de chiffres qui, à leur tour, étaient additionnés aux lettres…

Mbonzo et Kapitula à la rescousse

Notre année scolaire allait être déclarée année blanche à cause des conflits de personnalité qui avaient émaillé la vie du corps professoral et particulièrement les relations exécrables qui avaient existé tout au long de l’année entre le prof de maths et la prof de français. Les échos parvinrent au préfet Tshirakwa Bene à Beni-Païda. Résultat, on annonça que nous n’allions plus prendre nos grandes vacances car l’Institut Lwa-Nzururu dépêchait à Mangina durant cette période ses deux éminents professeurs pour des cours de rattrapage. C’est ainsi que débarquèrent « au sol rouge » deux grands gaillards: Mbonzo, pour le cours de français, et Kapitula, pour les maths. C’étaient de vrais cerveaux et un binôme qui s’entendait à merveille.

Mbonzo, un latiniste et amoureux des lettres modernes, était aussi féru de la concordance de temps. Il était très regardant sur l’accord du participé passé, sur la stylistique et très pointilleux sur la bonne prononciation des mots. Il nous lisait des textes avec emphase et déclamait des poèmes de manière à donner vraiment l’impression qu’il en était l’auteur, tellement qu’il interprétait bien les personnages en modulant sa voix. On était suspendus à ses lèvres lorsqu’il nous lisait Batouala, l’œuvre de l’écrivain René Maran, et qu’il nous décrivait ensuite ce qu’il appelait « le portrait du personnage ». Nous nous surprenons encore aujourd’hui entrain de psalmodier le célèbre poème Le lac de Lamartine que Mbonzo nous faisait réciter avec grandiloquence, en avant-goût de ce qu’il allait nous enseigner l’année suivante, en 3ème des « Humanités ». Quels beaux vieux temps!

Kapitula, pour sa part, était d’une généalogie de personnes instruites sur plusieurs générations. C’était un homme strict, concis et précis qui s’appuyait scrupuleusement sur le programme scolaire, nous renvoyant à chaque fois vers l’ouvrage de référence, connu alors sous le nom de son auteur « S. Laurent » abusivement appelé « Saint Laurent ». Nous apprîmes ainsi à nos dépens que notre idole Olenga wa Kivanzanga Musitu wa Mubunza wa Kyabu n’était pas ce « grand mathématicien » qu’il fallait avoir pour modèle et qu’il existait, dans d’autres cieux, des hommes et des femmes d’expérience auxquels nous ferions bien de nous identifier.

 

Par Kasereka Katchelewa
Paris, France
E-mail: kaserekakatchelewa@gmail.com

Happy
Happy
0 %
Sad
Sad
0 %
Excited
Excited
0 %
Sleepy
Sleepy
0 %
Angry
Angry
0 %
Surprise
Surprise
0 %