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Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

On pensait que le Congo-Kinshasa avait touché le fond de la médiocrité en termes de gouvernance ou de concorde nationale. C’était sans compter que dans ce foutu pays de merde, comme le décrirait Donald Trump, les régimes se succèdent à un point tel que les précédents, vomis à souhait, finissent toujours par être regrettés d’une manière ou d’une autre. Si pendant la colonisation « nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers », dixit Patrice Lumumba, pendant le règne de Mobutu, le travail, qu’il soit harassant ou non, était devenu une denrée rare. Si la longue dictature de Mobutu fut prédatrice, elle a néanmoins laissé une économie debout mais chancelante. Cependant, la prédation sous le despotisme de Joseph Kabila a mis en coupes réglées les fondements même de l’économie du pays. Les médiocres devraient dégager, comme l’avait vivement souhaité le défunt Laurent Monsengwo Pasinya, ce prince de l’Eglise catholique dont les prises de position étaient toujours en phase avec les aspirations profondes et légitimes du peuple. Mais sous l’administration de Félix Tshisekedi, on découvre que les fondements mêmes de l’Etat courent un risque énorme. Le tissu social se déchire de plus bel à travers un repli de plus en plus prononcé sur l’ethnie ou la province.

Partout au monde, il faut avoir les couilles suffisamment fortes pour ne pas se laisser séduire par les sirènes de l’identitaire. Etudiant en 1er graduat à l’Université de Lubumbashi (UNILU) à la fin des années 70, j’ai vu pour la première fois comment l’identitaire agi irrationnellement sur l’être humain. Le recteur de l’université, le professeur Elungu pene Elungu, était un Tetela. Il n’avait aucun contact avec les étudiants. Même quand les conditions de vie de ces derniers se détérioraient et que la grogne remplissait leurs cœurs, le recteur restait invisible. Ce qui devait arriver arriva. Un étudiant ressortissant de l’actuelle province du Kwilu se sacrifia, car il sera renvoyé de l’université, pour canaliser cette colère dans un mouvement de grève. On le surnomma Ayatollah. A ma grande surprise, les étudiants Tetela sortirent des couteaux pour s’opposer au reste de la communauté estudiantine à l’esplanade du Bâtiment du 30 juin au centre-ville. Ils vivaient dans les mêmes conditions exécrables que les autres étudiants. Mais au plus profond d’eux-mêmes, ils se sentaient un devoir de solidarité tribale envers un des leurs, le professeur Elungu. Des tribalistes primaires. Il aura fallu toute la sagesse du ministre de l’Enseignement supérieur et universitaire Mungulu Diaka, un autre fils du Kwilu, pour éviter le massacre des étudiants Tetela par leurs collègues. Ya Mungul, comme le surnommait affectueusement le peuple, lança ces mots aux étudiants: « Rentrons chez nous ». Il prit la tête de la marche jusqu’au campus de la Kassapa, désamorçant ainsi la révolte.

Etudiant en 1ère licence en langue et littérature françaises ainsi qu’en 1ère licence en langue et littérature anglaises au milieu des années 80, je vais être à mon tour l’objet de l’élan tribal primaire. Le Président de la République étant un Ngbandi et le Secrétaire général administratif de l’université un Katangais, des étudiants Ngbandi et Katangais dirigeaient la brigade de la Jeunesse du Mouvement Populaire de la Révolution sur le campus. En violation de la loi, ils avaient ouvert un cachot dans lequel ils détenaient d’autres étudiants pour un oui ou pour un non. Ils le baptisèrent « Salle de méditation ». La colère envahissait les âmes estudiantines. Elle échauffait leurs cœurs. Elle était prête à leur servir, non comme chef, mais comme soldat. Un soir, des étudiants ayant séjourné dans la « Salle de méditation » vinrent me raconter leur humiliation dans ma chambre au Bloc VI ou Bloc Central. Comme plusieurs autres étudiants, ils voyaient en moi un potentiel meneur de grève pour avoir prononcé quelques mois auparavant une oraison funèbre avec toute l’éloquence d’un Bossuet. Après les avoir écoutés, j’avais prononcé ces trois mots tant attendus: « Je vais parler ». En quelques minutes, les étudiants descendirent de leurs blocs comme des rats pour converger à la Place Che Guevara aux cris de « Tipo-Tipo va parler ». Quelques étudiants du Kwilu tentèrent de nous barrer la route. Ils ne voulaient pas qu’un des leurs se sacrifie une fois de plus. Mais ils ne faisaient pas le poids face à la masse des étudiants. A la Place Che Guevara, j’étais hissé par plusieurs gros bras sur une tribune faite de tables. J’avais alors improvisé un discours incendiaire et déclaré le début de la grève. Pendant toute la nuit, les étudiants, avec la complicité d’un chef brigadier originaire du Kwilu, campèrent autour du Bloc VI et le long du couloir conduisant à ma chambre. Le lendemain, le mouvement de grève était bien suivi. L’existence de la « Salle de méditation » avait pris fin. Jugé par les autorités académiques au Bâtiment administratif, j’avais écopé de trois mois d’exclusion des cités universitaires. Je devais ma chance de ne pas être exclu de l’université non seulement à ma ligne de défense, qui était admirée par certaines autorités en plein jugement, mais aussi et surtout au sens élevé de justice du Secrétaire général académique, le professeur Mbuyi Musongela, un Luba du Kasaï.

J’étais Kwilois. Le recteur de l’université, le professeur Mpeye Nyango, était également du Kwilu et surtout un aîné au Collège jésuite Saint Ignace à Kiniati dans le Kwilu. Quand il mangeait à satiété chez lui, cela ne me rassasiait pas sur le campus. Quand il vivait dans un environnement sain chez lui, cela n’améliorait pas mes conditions d’existence en tant qu’étudiant. J’étais étudiant. Je devais m’identifier en tant que tel et lier mon sort à celui des autres étudiants. Pour agir ainsi et ne pas ressentir un quelconque devoir de solidarité envers le recteur puisqu’étant de ma province et de mon collège, il fallait que je dispose des aptitudes intellectuelles, morales et psychologiques bien au-dessus de celles du commun des mortels.

Toute société humaine est faite d’une écrasante majorité de communs des mortels ou de tribalistes primaires. Mobutu Sese Seko et Tshisekedi wa Mulumba devraient se réveiller pour se rendre compte de leur erreur d’avoir lancé, sans réfléchir, le deuxième processus de démocratisation de notre pays. Qu’on se souvienne du discours de Mobutu le 24 avril 1990. Après avoir enregistré et analysé 6.218 mémorandums rédigés dans le cadre des consultations populaires (14 janvier-21 avril 1990) dont 5.310, soit 87%, s’étaient prononcés pour le maintien du parti unique tout en proposant de l’amputer de certains de ses organes et 818, soit 13%, s’étaient clairement exprimés en recommandant vivement l’instauration du multipartisme ou de la démocratie à l’occidentale, Mobutu était allé « au-delà des vœux exprimés par la majorité du grand peuple du Zaïre », selon ses propres termes. Il avait décidé de « tenter de nouveau l’expérience du pluralisme politique, en optant pour un système de trois partis politiques, en ce compris le Mouvement Populaire de la Révolution, avec à la base le principe de la liberté pour chaque citoyen d’adhérer à la formation politique de son choix ».

Prétendant s’inspirer de l’expérience désastreuse du multipartisme de la Première République, de 1960 à 1965, Mobutu, dont le pouvoir reposait essentiellement sur des membres de sa tribu et de sa région, avait mis l’accent sur le fait qu’on devrait surtout éviter que ce système de gouvernement ne devienne au Zaïre synonyme de « multitribalisme ». Pour y parvenir, l’ex-agent de la CIA collé à Lumumba puis lancé sur orbite par ses patrons belges et américains comptait sans doute tant sur la limitation du pluralisme à trois que sur ce qu’il avait appelé « le sens élevé du nationalisme » et « la maturité politique » de son peuple. Face aux dangers de ce deuxième processus de démocratisation, notamment le développement des forces centrifuges à travers la résurgence du repli ethnique ou provincial, son rival Tshisekedi wa Mulumba les écartait d’un revers de la main, déclarant à qui voulait l’entendre que l’homme zaïrois avait dépassé le niveau de la conscience ethnique. Aujourd’hui, le repli ethnique ou provincial est présent partout. Le propre fils de Tshisekedi wa Mulumba, le président Félix Tshisekedi pour ne pas le citer, en a fait un moteur de pouvoir à son tour tant les membres de son ethnie accaparent les postes au sommet de l’Etat. Un grand animal politique a des démêlés judiciaire? Des groupes d’individus s’invitent aussitôt sur les écrans de télévision pour le défendre alors même qu’ils ne savent rien du dossier. « Nous, jeunesse de telle ou telle autre province… »; « Nous, notabilités de telle ou telle autre province… ». Le spectacle est certes désolant. Mais que font les élites du pays pour l’analyser et chercher comment y mettre fin?

Mobutu, Tshisekedi et les autres gros calibres politiques et intellectuels congolais n’ont jamais compris qu’on ne peut pas dépasser la conscience ethnique tant que les ethnies existent. Ils n’ont jamais compris qu’on ne peut pas dépasser le phénomène identitaire crée par les frontières administratives tant que celles-ci existent et son intériorisés par les populations. Le Congo-Kinshasa est un Etat indépendant depuis 1960. Il fut plus jeune que l’ex-Tchécoslovaquie, Etat crée en 1918. Il fut plus jeune que l’ex-Yougoslavie, Etat également né en 1918. Il reste plus jeune que la Belgique, née en 1830. Dans le premier de ces trois derniers Etats, les Tchèques et les Slovaques n’avaient jamais dépassé la conscience identitaire d’être ce qu’ils étaient et ce qu’ils demeurent respectivement. Dans le deuxième Etat, les Bosniaques, les Croates, les Macédoniens, les Serbes et les Slovènes n’avaient jamais dépassé leurs consciences ethniques respectives. En Belgique, les Flamands et les Wallons n’ont jamais dépassé leurs consciences ethniques. Si la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie ont implosé pour n’avoir pas su gérer rationnellement leurs identités ethniques respectives, le Congo-Kinshasa implosera tôt ou tard pour la même raison. Il n’y a pas mille et une façons de gérer rationnellement le phénomène identitaire au sein d’un Etat pluriethnique. Il faut passer de l’illusion de la représentativité à la représentativité réelle. Les Congolais peuvent réussir un tel pari, en se servant de leurs provinces actuelles comme base d’une démocratie consensuelle et non conflictuelle.

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

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