Regard dubitatif sur notre vision de la démocratie

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Ils sont légion les intellectuels africains induits en erreur par le Togolais Edem Kodjo depuis qu’il a assumé les fonctions de Secrétaire général de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), de 1978 à 1983. La postérité a en effet retenu de lui cette pensée pourtant éminemment boiteuse: « Les Africains qui revendiquent un modèle original de la démocratie n’en précisent jamais les contours. Et pour cause. Ils ne peuvent le faire. La réalité qu’il convient de méditer, est qu’il n’existe pas une démocratie pour les Blancs de l’Occident et une démocratie pour les Nègres d’Afrique ». C’est oublier que tous les Africains ne sont pas intellectuellement aussi limités que lui. D’ailleurs, invité à un JT de TV5 Monde/Afrique en 2015 pour commenter le désenchantement démocratique toujours en cours, le même Edem Kodjo a appelé les Africains à explorer d’autres voies de la démocratie.

Depuis que nous intervenons dans l’espace « Opinion & débat » du journal en ligne Congo Indépendant et que nous vulgarisons inlassablement notre vision de la démocratie, nous en avons précisé les contours détaillés dans deux articles. Publié en 2010, le premier fut intitulé « Plaidoyer pour une alternative à la démocratie partisane et conflictuelle ». Le second, « Evangile démocratique selon Saint Mayoyo« , venait d’être publié le 28 avril dernier. Il a suscité un regard dubitatif de la part de Muana ya mokolo lopango, regard publié dans le cadre de l’Edito de Baudouin Amba Wetshi, « Science sans conscience », du 30 avril. Faisons un clin d’œil à l’histoire pour noter que la citation « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » de François Rabelais, écrivain français humaniste de la Renaissance (1483-1553), fut le sujet de dissertation de la finale du concours de dissertation et d’éloquence organisé en 1984 par le Rotary Club de Lubumbashi, en collaboration avec le Rotary Club de Kinshasa, à l’intention de tous les finalistes de l’Université de Lubumbashi. Nous avions remporté le premier prix, devenant ainsi, avec le deuxième lauréat également ancien élève d’une grande école secondaire du Kwilu, des Ambassadeurs de Bonne Volonté du Rotary Club International.

S’adressant à Baudouin Amba Wetshi et réagissant à notre vision de la démocratie, Muana ya mokolo lopango écrit ce qui suit: « Nous sommes nombreux à penser que tout projet qui ne mettra pas l’homme congolais au centre des préoccupations est voué à l’échec. La théorie de Mayoyo disant que ‘s’ils représentent leur provincette au niveau national tout sera résolu’ me laisse dubitatif. En effet, dans l’assemblée nationale actuelle, ils représentent déjà leurs circonscriptions électorales et rien ne les empêche de quitter les partis politiques pour se regrouper par région (Grand Kivu, Grand Kasaï…) afin de dénoncer les massacres ».

Quatre remarques avant d’entrer dans le vif du sujet. Primo, « être nombreux » à soutenir une thèse ou quelque chose d’autre ne signifie pas grand-chose. Pour preuve, à l’annonce du processus de démocratisation par le président Mobutu le 24 avril 1990, les Congolais dans leur écrasante majorité avaient dansé le Mutwashi avec Tshisekedi, croyant naïvement que la démocratie serait enfin au rendez-vous de l’histoire après les premières élections générales. Nous, nous n’avions pas dansé parce que nous étions convaincus que les mêmes causes liées à la démocratie mimétique de 1960 produiraient les mêmes effets dans les années 90, faisant entrer une fois de plus notre pays dans une zone de turbulence. Aujourd’hui, près de trois décennies après et en dépit de la succession de deux nouveaux présidents et de la tenue des élections à deux reprises (2006 et 2011), les Congolais luttent toujours contre la dictature. Secundo, comme bien d’autres défenseurs de la fameuse thèse du changement des mentalités, Muana ya mokolo lopango fredonne le même refrain, « mettre l’homme congolais au centre des préoccupations », sans jamais expliquer comment procéder concrètement pour atteindre cet objectif. Tertio, les provinces congolaises ont toujours été trop vastes pour être bien gouvernées, surtout démocratiquement. A cet égard, la réforme administrative d’août 2015 en vertu de laquelle le nombre de provinces est passé de 11 à 26 doit être saluée comme une démarche rationnelle qui fut d’ailleurs décidée par les législateurs à la suite de la révision constitutionnelle du 9 mars 1962 et les forces vives de la nation à la Conférence Nationale Souveraine. Mais puisque Mobutu avait qualifié les provinces issues de la révision constitutionnelle ci-dessus de « provincettes », des Congolais reprennent à leur compte cette appellation à connotation négative. Certains vont même jusqu’à y voir la matérialisation de la balkanisation du pays. Ces Congolais peuvent-ils expliquer à partir de quelle taille géographique une entité administrative mérite le nom de « provincette » plutôt que celui de « province »? Quarto, nous n’avons jamais prétendu que le modèle démocratique que nous avons conçu va régler tous nos problèmes. Aucun système politique n’est en mesure de régler tous les problèmes auxquels les citoyens sont confrontés. Mais en matière de gouvernance, un système politique qui limiterait les énormes pouvoirs des présidents africains, qui les placent automatiquement au-dessus des lois, serait plus indiqué pour asseoir la démocratie que les systèmes actuellement en vigueur.

Muana ya mokolo lopango estime que si les Atundu, Boshab, Kin Kiey, Mende et autres Minaku devaient représenter leurs provinces au pouvoir central, comme le voudrait notre vision de la démocratie, le résultat serait le même parce que « dans l’assemblée nationale actuelle, [nos dirigeants médiocres] représentent déjà leurs circonscriptions électorales et rien ne les empêche de quitter les partis politiques pour se regrouper par région (Grand Kivu, Grand Kasaï…) afin de dénoncer les massacres ». Notre vision démocratique recommande que la province, à travers ses élus aux législatives, soit hissée au niveau d’institution qui examine les candidatures à l’élections présidentielle, procède à l’élection du meilleur candidat de la province, étudie les dossiers des candidats ministrables et présente au président de la république et à son vice-président une assiette dans laquelle ils devront choisir les représentants de la province au gouvernement et à bien d’autres institutions du pouvoir central. Le cheminement de la pensée de Muana mokolo lopango ne tient pas la route parce qu’il compare une institution à un cadre informel du genre Grand Kivu, Grand Kasaï, etc. Les décisions d’une institution ont force de loi tandis que celles d’un regroupement informel ne sont que consultatives. Encore faudrait-il que l’existence d’un tel regroupement soit motivée par la quête du bien-être du citoyen et non le folklore que l’on peut observer actuellement dans notre pays.

Quand un Atundu, un Boshab, un Kin Kiey, un Mende ou encore un Minaku sait qu’il représente sa province à une instance du pouvoir central; quand il sait que sa province peut lui retirer sa confiance; quand il sait que le président de la république ne peut pas le démettre de ses fonctions comme il veut et quand il veut, toute déposition devant être motivée et approuvée par le sénat; quand en plus il sait que des mécanismes appropriés ont été mis en place pour que la justice soit indépendante, l’administration, la police, l’armée et les services secrets apolitiques; quand il sait que la bonne disposition des choses ne permet pas non plus au président de la république de disposer d’une milice privée faussement dénommée Garde Républicaine, il va sans dire que s’il tient à conserver son poste, sa loyauté sera envers la nation ou les lois de la république. Car il n’aurait aucun intérêt à manifester cette loyauté envers un individu, le président de la république, dont les pouvoirs ainsi réduits ne permettraient plus les violations des règles du jeu politique en toute impunité.

Mwana ya mokolo lopango ne comprend pas que nos dirigeants qui se réunissent librement dans les cadres informels de Grand Kivu, Grand Kasai, etc. ne puissent dénoncer les massacres ou les méfaits du régime démoniaque actuel. Pourtant, cela est facile à comprendre. Prenons un exemple: les massacres du Kasaï. On l’a vu, images à l’appui, ceux-ci ont été également sinon davantage le fait de la police et de l’armée nationales. Que serait-il arrivé à tout membre du PPRD ou de la majorité présidentielle qui aurait pu dénoncer ces massacres avec les opposants dans le cadre du regroupement informel nommé Grand Kasaï? Faut-il expliquer qu’il aurait subi le même sort que Vital Kamerhe quand il dénonça l’entrée des troupes rwandaises au Congo-Kinshasa avec la complicité de Joseph Kabila? Que fut le sort du député Francis Kalombo dit Solution quand il dénonça comme les opposants la volonté de Joseph Kabila de se maintenir au pouvoir en dépit de l’interdit constitutionnel? Quel fut le sort des membres du G7 quand ils prirent leur distance vis-à-vis de leurs alliés du PPRD?

Il y a quelque chose d’autre qu’il convient de souligner au sujet des regroupements informels Grand Kivu, Grand Kasaï, etc. Peuvent-ils impacter positivement le vécu quotidien des citoyens dans le cadre de la démocratie partisane et conflictuelle? Pour répondre à cette question, retournons à notre article « Voir Karawa et s’indigner«  (Congo Indépendant, 6 mars 2018). Dans cette localité de la province du Nord-Ubangi, nous avions visité le barrage de Xulu, propriété de la Communauté Evangélique de l’Ubangi-Mongala (CEUM). Construit à partir de 1976 et inauguré par le président Mobutu le 3 juin 1984, ce barrage est tombé en panne en 2002, deux années seulement après le départ des missionnaires protestants américains. Quand le compatriote qui nous le faisait visiter nous apprit que la capacité de l’ouvrage était telle qu’il pouvait couvrir non seulement les besoins de la Mission protestante mais également ceux de tout Karawa, de Gemena à 75 kilomètres et de Businga à 85 kilomètres, notre réaction de Bula Matari sans frontières fut de crier au scandale, dans un pays où seulement 15% de la population a accès à l’électricité mais avec délestage et les 85% autres sont plongés dans le noir total depuis la colonisation. Nous avions alors posé la question de savoir pourquoi l’Etat n’avait pas conclu avec la CEUM un partenariat public-privé pour une telle mise en valeur du barrage. Nos hôtes nous avaient répondu que nous réfléchissions exactement comme un député PPRD du coin. Mais son initiative avait été torpillée par un député de l’opposition très influent à la CEUM. Faut-il encore démontrer les nuisances de la démocratie conflictuelle et partisane pour notre peuple longtemps courbé?

Il est vrai qu’il existe des êtres exceptionnels dans toute société humaine qui pour rien au monde n’accepteraient de faire le sale boulot des Atundu, Boshab, Kin Kiey, Mende et autres Minaku. Et nous croyons être de ceux-là. Mais le comportement politique des clients de Joseph Kabila comme celui, hier, des clients de Laurent-Désiré Kabila et Mobutu Sese Seko n’est pas inné. Il ne résulte pas d’une mauvaise éducation. Quel que soit le niveau d’éducation d’un pays, les dictateurs ont toujours eu des thuriféraires. Le comportement des Atundu, Boshab, Kin Kiey, Mende et autres Minaku est la conséquence directe du mauvais système politique mis en place qui, en donnant des pouvoirs immenses au président de la république, fait de lui un intouchable qui peut distribuer à qui il veut et quand il veut des parts de son intouchabilité. Les Atundu, Boshab, Kin Kiey, Mende et autres Minaku peuvent à tout moment devenir de bons dirigeants dans un système politique contraignant. A nous de l’inventer, au lieu de nous complaire dans des expressions creuses du genre « mettre l’homme congolais au centre des préoccupations ». Seules les personnes ayant une faible capacité analytique recourent à ce type d’expressions. Que celui qui a des doutes explique comment procéder concrètement pour « mettre l’homme congolais au centre des préoccupations ». Il se rendra vite compte de ses élucubrations.

 

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

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