Mukwege, Ponyo, Fayulu: un attelage surréaliste

« En ces temps troublés, soyons les serviteurs du droit, et les esclaves du devoir »
Victor Hugo

Polydor-Edgar Kabeya

Le 26 décembre 2022, les Congolais se sont réveillés avec les dieux qui leur étaient tombés sur la tête en prenant connaissance d’une « Déclaration commune ». Une déclaration signée (nous citons) par trois « personnalités politiques et de la société civile » – Denis Mukwege, Matata Ponyo, Martin Fayulu – pour fixer « l’opinion nationale et internationale », car « la République Démocratique du Congo vit l’un des moments les plus sombres de son existence ». Ni plus ni moins! Pourquoi rester pondéré et crédible lorsque, en l’occurrence, on peut se laisser aller à l’exagération et au catastrophisme?

Tiens donc! La situation du pays est-elle si sombre que celle endurée pendant les vingt-deux ans de la « kabilie » (Kabila père et fils)? Cette situation a-t-elle empiré par rapport à celle que le Cardinal Laurent Monsengwo décrivait comme « une prison à ciel ouvert » avec sa cohorte de « barbarie », de « mensonge systémique », des « brutalités policières »? Au point que le défunt Cardinal lança ce cri du cœur: « Il est temps que les médiocres dégagent! » Au contraire, jouant la carte de l’arrogance, du mépris envers toute une nation et du fait accompli, Joseph Kabila prolongea la survie de son régime en se maintenant deux ans au pouvoir, au-delà du délai constitutionnel, de décembre 2016 à décembre 2018.

Une arrogance et un mépris qui provoquèrent de nombreuses protestations aux quatre coins du pays. Quel Congolais, nonobstant ses libres convictions ou choix politiques, peut oublier la répression sanglante des marches pacifiques organisées, à l’initiative du Comité laïc de coordination (CLC), les dimanches 31 décembre 2017, 21 janvier et 25 février 2018 pour dénoncer ce non-respect délibéré du prescrit constitutionnel? Qui peut oublier le bilan effroyable de cette répression? Des morts, des blessés; des femmes violentées et déshabillées; des arrestations arbitraires des prêtres, des religieux et des laïcs; des gaz lacrymogènes lancés dans les églises; des vols et des extorsions des biens des citoyens (argent, téléphones portables, etc.)?

Attelage désarçonnant

Sans doute que, obnubilés uniquement à charger le pouvoir actuel, les trois signataires ne se souviennent plus de toutes les dérives de la « kabilie » pour former – occasionnellement ou à la vie, à la mort?- un attelage surréaliste autant inattendu que désarçonnant. Quel intérêt, quelle urgence, quel danger, quel mobile obscur ou inavoué peut – et pour quel objectif – réunir ces trois « personnalités » – que tout sépare, voire oppose – à cosigner une « déclaration commune » dans laquelle se côtoient les antiennes, les redites, les approximations, les raccourcis, les lieux communs, les contre-vérités, les affirmations péremptoires, les procès d’intention et – tout simplement – la mauvaise foi qui rythment la vie politique congolaise depuis des lustres? Les observateurs attentifs n’ont pas manqué de relever que les cosignataires reprennent à leur compte les propos, les critiques, les revendications, les vociférations et les frustrations de ce qui reste encore (pas grand monde) de fidèles caciques et zélateurs du FCC (Front commun pour le Congo), la coalition de l’ex-président Joseph Kabila, depuis qu’ils s’ébrouent – sans accès aux privilèges et aux caisses de l’État -, dans le marigot de l’opposition après avoir géré – ou plutôt vampirisé – la République pendant dix-huit ans tels les parrains d’un cartel mafieux: magouilles et combines, corruption banalisée et érigée en activité légale rémunérée, détournements ahurissants des deniers publics, exonérations et allègements fiscaux indus, cartes de crédits débitées sur le compte du Trésor public, fuites colossales des capitaux, bradages des entreprises nationales, promesses mirobolantes tels les « cinq chantiers » ou la « révolution de la modernité » restées au stade de l’effet d’annonce. La liste n’est pas exhaustive. Et pour cause! Elle serait interminable…

Une imposture

Il reste légitime pour tout citoyen de critiquer et de s’opposer à la politique ou à l’action gouvernementale de son pays. Encore faudrait-il rester dans les limites de l’argumentaire fondé, et non – en hurlant avec les loups – céder aux sirènes du discours mielleux, de la désinformation, de la démagogie ou du populisme pour s’attirer, tant soit peu, la sympathie d’une population abandonnée à son triste sort depuis une trentaine d’années. Certes, le Congo ex-Zaïre est un pays majoritairement chrétien; mais se muer en Jésus-Christ, le « sauveur », venu apporter la « Bonne Nouvelle » aux opprimés ou aux déshérités relève de l’imposture! D’autant plus que, en dehors d’une refonte patiente et de longue haleine qui suppose des réformes politiques, économiques et sociales profondes, voire douloureuses, ainsi qu’un changement – ou, plutôt – une révolution des mentalités, il n’existe point de recette ou de solution miracle pour remettre sur les rails les rouages d’un État longtemps déstructuré. Même le Saint-Esprit n’y peut rien lorsque, par exemple, le citoyen considère la corruption comme un business normal, reste réfractaire au paiement des cotisations sociales, des taxes et de l’impôt, construit anarchiquement même sur des terrains inappropriés et ignore le simple respect du code de la route. En passant outre ces quelques anti-valeurs qui – parmi tant d’autres – gangrènent la société congolaise, le trio signataire de la « Déclaration commune » prêche dans le désert. Un désert de vœux pieux et d’incantations, car les trois « personnalités » se bornent à « dénoncer », à « fustiger », à « condamner », à « exiger » sans formuler aucune proposition.

Limitons-nous à un seul exemple: Denis Mukwege, Matata Ponyo et Martin Fayulu « exigent » la recomposition de la Commission électorale nationale indépendante (Céni) et de la Cour constitutionnelle. Sans préciser à qui s’adresse leur exigence. Sans expliquer la procédure ni les modalités qu’ils comptent mettre en œuvre pour y parvenir. C’est tout simplement ramener la nation à des palabres stériles et à des débats éculés susceptibles – à l’instar de la guerre à l’est du pays – d’impacter le calendrier électoral. Qui ignore que les huit confessions religieuses censées désigner le président de la Céni ont été incapables, pendant de longs mois, de trouver un consensus à ce sujet et qu’il a fallu recourir au vote conformément à leur propre charte? Qui ignore que, arguant de leur « poids » dans la société congolaise au mépris de l’expression majoritaire, les Églises catholique et protestante furent à l’origine de ce triste blocage qui n’honore pas les « hommes de Dieu » et qui a retardé la mise en place du nouveau bureau de la Céni (1)?

Quelle galère!

Prix Sakharov en 2014 et prix Nobel de la paix en 2018 – entre autres nombreuses distinctions – le docteur Denis Mukwege (2), surnommé « l’homme qui répare les femmes » (lire l’ouvrage éponyme) pour son engagement contre les mutilations génitales pratiquées sur les femmes en République démocratique du Congo (RDC), n’a cessé d’alerter sur le viol collectif utilisé comme arme de guerre. Plaidant contre l’impunité de ces crimes étayés par plusieurs rapports, notamment le rapport Mapping qu’il évoque souvent, il s’est fait le chantre de la paix à l’est de la RDC. Mais, que Diable, est-il allé faire ou chercher dans cette galère d’une « Déclaration commune »?

Sous la « kabilie », son nom, ses nombreuses distinctions, son travail et son combat étaient ignorés, passés sous silence: aucun représentant officiel, par exemple, pour les remises du Prix Sakharov ou du Nobel de la paix. Sa sécurité, sous le pouvoir kabiliste, ne constituait pas une préoccupation pour les autorités. En 1996, lors de la fameuse « première guerre du Congo », son hôpital est détruit. Le docteur échappe à la mort tandis que plusieurs malades et infirmiers sont assassinés. Après un exil à Nairobi, il revient en RDC. En avril 2012, il est victime d’une agression; il est ligoté et sa voiture est incendiée. Grâce à l’intervention des voisins venus à son secours, il s’en sort sain et sauf. Il trouve refuge en Belgique pendant quelques mois avant de retourner auprès des ses patientes qui assurent sa protection dans son hôpital de Panzi à Bukavu. Par contre, l’actuel président de la République, Félix Tshisekedi, a instruit le gouvernement d’assurer la sécurité du docteur et d’ouvrir une enquête sur les menaces de mort qui pèsent sur lui. Voilà, sans doute, un exemple de ce que les signataires de la « Déclaration commune » qualifie de manque de leadership au sommet de l’État!

Un justiciable au-dessus des lois?

Baron du – mal nommé – Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD), l’épine dorsale du FCC, Matata Ponyo fut ministre des Finances (2010 – 2012) et Premier ministre de Joseph Kabila (2012 – 2016). Un record de discontinuité à ce dernier poste! Sous sa primature, à la suite de celle d’Adolphe Muzito (octobre 2008 – mars 2012), l’Inspection générale des finances (IGF) était réduite à une coquille vide, à une structure sans vie, permettant ainsi toutes les dérives financières: corruptions, détournements, marchés et contrats publics opaques, etc. Sur lui pèsent deux affaires judiciaires. La première concerne son rôle dans la débâcle et l’opacité financière du parc agro-industriel de Bukanga Lonzo (3) et pour lequel l’IGF – enfin remise en selle sous le pouvoir actuel – estimé à 205 millions de dollars les détournements de deniers publics. La deuxième remonte à 2011 lorsque, en sa qualité de ministre des Finances, il fut chargé de l’indemnisation des victimes de la « zaïrianisation » décrétée par Mobutu Sese Seko dans les années 1970. Les personnes lésées attendent toujours…

La présomption d’innocence demeure un principe sacré. Mais aucun justiciable congolais ne peut être au-dessus des lois jusqu’à prétendre ne pas avoir une juridiction compétente de le juger pour répondre de ses actes. Surtout de la part d’une « personnalité » ayant occupé de hautes fonctions. Et qui devrait prêcher par l’exemplarité en mettant un point d’honneur au devoir de redevabilité due aux citoyens! Matata Ponyo a quitté le PPRD en proie à des luttes intestines. Il a fondé son parti, Leadership et gouvernance pour le développement (LGD), il en est le président et candidat à l’élection présidentielle: c’est son droit le plus strict. Par contre, il est consternant de lire que les trois signataires de la « Déclaration commune » considèrent les poursuites judiciaires engagées à son égard comme un moyen non seulement de l’ « éliminer du processus électoral en cours », mais également d’ « exclure les leaders de l’opposition et de la résistance de la course au sommet de l’État »! Avec une telle argutie, aucun Congolais ne devrait plus être traduit devant les Cours et Tribunaux de la République…

Un « frère en Christ »?

Martin Fayulu, président du parti Engagement pour la citoyenneté et le développement (EciDé) reste un opposant qui, pendant la « kabilie » en avait (pour reprendre une expression kinoise) « avalé des gaz lacrymogènes »! Sans compter les arrestations arbitraires et le gel de ses affaires dont le fameux Hôtel Faden House. Rien de tel ne lui est arrivé sous le pouvoir actuel. Il s’exprime, manifeste et vaque librement à ses occupations. Malgré ses propos incendiaires et outranciers (« pantin », « marionnette », « placebo », « nommé par Kabila », « complice de Kagamé »…) envers son « frère en Christ », Félix Tshisekedi, avec lequel il priait les dimanches matin dans une église de réveil de la capitale congolaise. Malgré son obstination à se considérer toujours comme le « président élu » et sa lubie de se présenter – à l’instar de l’Américain Donald Trump ou du Brésilien Jaïr Bolsonaro – comme victime d’un « hold-up électoral », sans pouvoir en fournir des preuves.

Et pourtant! Suite aux instructions du président de la République, son hôtel a été rouvert et ses affaires ont repris. Mais apprendre que ce « frère en Christ » ait pu cosigner une « Déclaration commune » avec Matata Ponyo, un ponte du kabilisme, provoque la berlue. En effet, le président de l’ECIDé ne ratait aucune occasion pour épingler les maux du régime Joseph Kabila: mauvaise gouvernance, manque de vision et de leadership, violation systématique des droits humains, corruption endémique, détournements des deniers publics, réaction amorphe face aux rebellions qui ravagent l’est du pays avec l’appui des pays voisins dont le Rwanda, etc. Les mêmes maux que les signataires de la « Déclaration commune » attribuent maintenant au régime actuel. Rien de neuf, donc, sous le soleil!

Pour l’heure, Denis Mukwege semble se tâter. Matata Ponyo et Martin Fayulu sont candidats à l’élection présidentielle. Ils seraient mieux inspirés de peaufiner leurs programmes ou projets de société, d’organiser leurs partis, de sensibiliser leurs militants ou sympathisants sur les enjeux de cette échéance électorale et, surtout, d’expliquer aux Congolais pourquoi voter pour eux. Courir après les chimères des déclarations communes sans lendemain ou des revendications superfétatoires, c’est semer le vent. Et qui sème le vent récolte la tempête. Martin Fayulu, le « frère en Christ » n’ignore certainement pas ce Livre d’Osée: chapitre 8, verset 7…


Polydor-Edgar Kabeya
Juriste – Consultant en médias et communication
Rédacteur en chef de la revue « PALABRES zaïro-congolaises » (Éditions L’Harmattan, Paris)

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