Le combat des ‘combattants’

 

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Quand on se penche sur la misère du peuple congolais et son contraste avec les immenses potentialités du pays, résultat obligé des décennies de mauvaise gouvernance, on comprend aisément qu’une situation aussi choquante que révoltante puisse donner naissance aux mouvements de rébellion ou des combattants de la liberté et de la justice. Des rebellions, l’Etat congolais en a connu depuis son indépendance. L’une d’elles, celle de l’AFDL qui fut plus une invasion étrangère qu’une rébellion, a même réussi l’exploit de chasser du pouvoir le dictateur Mobutu Sese Seko qui a régné de 1965 à 1997. Sous les applaudissements imbéciles du peuple, car les redresseurs de torts de l’AFDL et de leurs multiples produits dérivés (RCD et M23) ont vite endossé les costumes de nouveaux bourreaux du peuple.

Au sein de la diaspora congolaise, il est né à Londres depuis 2006 un mouvement dit des ‘combattants’. Celui-ci a étendu ses tentacules dans presque tous les pays occidentaux, surtout en Belgique et en France. Les ‘combattants’ s’illustrent dans des actions radicales contre le pouvoir congolais depuis l’ascension fulgurante d’un objet politique non identifié au sommet de l’Etat, à savoir Joseph Kabila. On peut signaler certains de leurs coups d’éclat fortement médiatisés. En octobre 2006, peu avant le deuxième tour de l’élection présidentielle, Léonard She Okitundu, le directeur de cabinet du président Joseph Kabila, Henri Nswana, l’ex-ambassadeur du pays au Royaume-Uni, et Placide Mbatika, le président du PPRD, le parti politique ou, mieux, la chose ou le ‘ligablo’ de Joseph Kabila, étaient molestés alors qu’ils s’apprêtaient à faire leur entrée dans les studios d’une chaîne de télévision londonienne. Des photos d’Okitundu presque dénudé ont même circulé dans les réseaux sociaux. En janvier 2012, au lendemain de l’élection présidentielle de 2011, on pouvait lire dans certains médias français que Léon Kengo wa Dondo, président du sénat en visite privée à Paris, « a été agressé en gare du Nord par les bandes de ceux qui s’appellent les ‘combattants’ proches d’Etienne Tshisekedi ». En juin 2017, les ‘combattants’, qui ont lancé une véritable fatwa contre les productions scéniques des musiciens congolais en Occident, ont réussi à faire annuler le concert de Fally Ipupa à La Cigale. La préfecture de Paris craignait leurs éventuels débordements. Le mois suivant, ce fut le tour d’Héritier Watanabe de voir annulé son concert prévu à l’Olympia de Paris. Fin février 2020, les ‘combattants’ ont menacé la tenue du concert de Fally Ipupa à l’Accor Hotels Arena toujours à Paris. Le concert a eu lieu. Mais les scènes de violence des ‘combattants’ ont fait sortir du silence plusieurs personnalités politiques françaises dont Marine Le Pen. La présidente du Rassemblement National (ex-Front National) a réagi en ces termes dans son compte Twitter: « Heurts à propos du concert d’un chanteur congolais, incendie de la Gare de Lyon, racailles empêchant les pompiers de travailler: quelle image notre pays donne au monde? Comment le gouvernement peut-il laisser se produire un tel CHAOS?!? « .

Les agressions des ‘combattants’ contre les dirigeants congolais n’ont jamais réussi et ne peuvent réussir à améliorer tant soit peu le climat politique au Congo-Kinshasa. Cependant, elles ont modifié le comportement de ces jouisseurs qui, en séjour en Occident, avaient la fâcheuse tendance à étaler leurs richesses insolentes au regard de la misère du peuple. Désormais, les hommes politiques congolais rasent les murs quand ils se retrouvent en Occident. Que des satisfaits qui affligent leur propre peuple soient à leur tour affligés, cela peut sans doute se comprendre. Mais il convient de noter que les agressions des ‘combattants’ s’inscrivent dans une démarche révolutionnaire dont ils n’ont pas les moyens. Non seulement elles ne peuvent apporter de changement sur place au pays, mais en plus, l’incarnation de la honte nationale contre laquelle ils se dressent, le dictateur Joseph Kabila qui se cache aujourd’hui derrière le président Félix Tshisekedi, se moque éperdument de ces agressions qui ne l’atteignent jamais. Comme il l’a une fois déclaré, « le chien aboie, la caravane passe ». « Parfois, [avait-il alors ajouté du haut de sa médiocrité et de son arrogance], la caravane peut écraser le chien ».

On l’a vu plus haut, les hommes politiques congolais ne sont pas les seules cibles du combat des ‘combattants’. Depuis plus d’une décennie, ces derniers ont décrété l’embargo contre les productions scéniques en Occident des artistes musiciens restés au pays. Ce combat vaut-il la peine d’être menée pour sortir un jour le Congo-Kinshasa (ex-Zaïre) des marais? Pour répondre à cette question, il faut s’en poser une autre. Qu’est-ce que les ‘combattants’ reprochent à leurs compatriotes musiciens? Deux choses: leur ‘proximité’ avec les affameurs du peuple et le fait qu’ils puissent exercer leur profession alors même que le pays serait sous occupation rwandaise. Ces explications tiennent-elles la route?

Dans mon livre « Migration Sud/Nord: Levier ou obstacle? Les Zaïrois en Belgique » (Bruxelles, Institut Africain-CEDAF, Paris, L’Harmattan, 1995), je consacre la première partie aux causes de l’émigration zaïroise. Celles-ci tournent autour de l’échec de l’indépendance et de l’appel de l’Occident. Parmi les facteurs qui constituent la fascination du monde occidental figure entre autres l’action des médias et de la musique zaïroise. Au sujet de la musique, j’écris que plusieurs raisons expliquent qu’elle soit devenue un moteur de l’émigration: « la faiblesse du marché intérieur du disque, le manque d’infrastructure dans l’industrie du show-biz et la façon singulière dont la musique zaïroise moderne a renoué avec le passé, en faisant de l’artiste musicien un griot ». Je poursuis: « L’exploitation de la musique dans le culte de personnalité du dictateur Mobutu fut une aubaine pour l’artiste musicien. A la fin des années 70, la crise économique aidant, celui-ci a de plus en plus exploité sa vocation de griot. Un griot agissant parfois comme un quémandeur impénitent et effronté ». On paie le musicien pour qu’il compose une chanson entière à sa gloire. Quand on n’a pas suffisamment de moyens financiers, on se contente d’un extrait ou simplement d’entendre citer son nom comme celui d’un produit dont on vanterait les mérites. Pendant les concerts, les mélomanes montent au podium, glissent un billet de banque dans la main du chanteur et lui chuchote à l’oreille le nom à « lancer » ou immortaliser.

Aujourd’hui, cette quête éhontée de célébrité, héritage empoisonné des années Mobutu exacerbé par la médiocrité de l’ère Kabila, a atteint des sommets inimaginables. Aucune catégorie sociale ne la rejette. Hommes politiques, intellectuels voire avocats et professeurs d’université, prêtres, officiers des services de sécurité et de défense, Congolais de l’intérieur comme de la diaspora, tout le monde veut entendre son nom chanté par les musiciens. Quand ceux-ci sont invités dans une émission télévisée, ils déroulent des listes de personnes qu’ils doivent nommément saluer. L’émission terminée, ils les appellent les uns après les autres pour toucher le salaire. Les présentateurs vedettes de ces émissions, qui ont également du mal à nouer les deux bouts du mois, ont également leurs listes à eux. Il en est de même des acteurs de théâtre dans le contenu même de leurs pièces.

En réalité, les musiciens congolais ne sont pas proches des hommes politiques. Ils se prostituent tout simplement auprès d’eux comme auprès de leurs compatriotes issus des autres couches sociales du pays dans lesquelles, abâtardissement du peuple sous les régimes Mobutu et Kabila oblige, les Congolais en quête d’une immortalité éhontée sont légion y compris au sein de la diaspora. Si cette prostitution révulse les ‘combattants’ comme elle a toujours indigné l’ancien élève des Jésuites que je suis, ils devraient cependant commencer à faire le ménage au sein de la diaspora au lieu de s’en prendre aux productions scéniques des musiciens en Occident. Car, l’embargo contre ces productions ne constitue pas une solution. Il n’est même pas un levier sur lequel on devrait s’appuyer pour trouver la solution à l’incurie des dirigeants congolais. Par ailleurs, il est curieux de constater que les ‘combattants’ ne boycottent pas la musique congolaise moderne. Dans leurs voitures, dans leurs domiciles et lors des fêtes qu’ils organisent ou auxquelles ils sont invités, ils consomment avec joie et sans modération cette même musique. Peut-on être plus inconséquent?

Les ‘combattants’ accusent également les musiciens congolais d’être proches des hommes politiques médiocres parce que la musique engagée, qui vouerait aux gémonies ces derniers, est presque inexistante. Une telle exigence tient de la lâcheté. Car, il est aisé d’être en Occident, c’est-à-dire à l’abri d’éventuels foudres de ces ‘politichiens’, et d’attendre que la musique engagée soit l’œuvre des musiciens qui vivent au pays. Quand le visionnaire et chantre des temps nouveaux Adou Elenga avait chanté en 1954 les bouleversements qu’allait connaitre le Congo-Belge six années plus tard dans « Ata Ndele mokili ekobaluka » (Tôt ou tard le monde va changer), devançant ainsi la colonisation au point d’être jeté en prison, aucun ‘combattant’ ne lui avait dicté sa conduite. C’est seul devant sa conscience et son inspiration qu’il a composé sa chanson. Les ‘combattants’ doivent laisser cette liberté aux musiciens d’aujourd’hui. Par ailleurs, rien ne leur empêche de devenir musicien, de rentrer au pays et de rééditer l’exploit d’Adou Elenga. Même tout en étant à l’abri en Occident, ils peuvent combler le vide qu’ils déplorent. L’orchestre Los Nickelos dont les mélodies continuent à bercer des millions de Congolais et d’Africains a été créé à Liège en Belgique en 1964 par des migrants congolais, plus précisément des étudiants congolais appelles Belgicains. C’est bien de la Belgique que cet orchestre qui a créé avant le Zaïko Langa Langa un troisième courant musical diffèrent des écoles African Jazz et African Fiesta a composé tout son répertoire. Les ‘combattants’ en mal de musique engagée peuvent marcher sur les pas de leurs aînés de Los Nickelos.

Le Congo-Kinshasa est-il un pays sous occupation rwandaise? Oui, répondent les ‘combattants’, dans ce sens que les services de sécurité, de défense et de renseignement et bien d’autres institutions du pays sont infiltrés par des Rwandais. Cette infiltration, dénoncée à maintes reprises par Honoré Ngbanda, frère tribal et ancien conseiller spécial du dictateur Mobutu, a été facilitée par l’absence de contre-pouvoir effectif au pouvoir du président Joseph Kabila dans un système politique dit démocratique que les ‘combattants’ n’ont jamais remis en cause. Les dirigeants rwandais eux-mêmes ne s’en cachent pas. Dans mon article intitulé « Le péché d’Adolphe Muzito » et publié par ce journal en ligne le 28 décembre 2019, je cite les propos du général Jean Bosco Kazura, petit frère de Paul Kagame et actuel chef d’Etat major de l’armée rwandaise, réagissant aux déclarations de l’ancien premier ministre congolais Adolphe Muzito qui estimait que pour mettre un terme aux tueries récurrentes à l’Est du pays, il faut faire la guerre au Rwanda: « Celui qui a une maison construite avec du verre doit avoir peur de la pierre. J’appelle nos voisins congolais à se regarder dans un miroir avant de tenir des propos nuisibles à la survie de leur pays, [car] l’ONU ne viendra pas toujours vous secourir. Lancer un appel à la guerre avec le Rwanda, c’est chercher un affrontement direct avec l’armée rwandaise. J’appelle les politiciens congolais à réfléchir sur l’état des FARDC qui ne sont qu’une seconde armée de l’armée rwandaise ».

Mais quelle corrélation y a-t-il entre l’embargo contre les productions scéniques des musiciens congolais en Occident et l’infiltration des institutions congolaises par des Rwandais, phénomène qui semble s’être étendu à des pays comme le Cameroun, à en croire certaines vidéos circulant dans les réseaux sociaux? Ne pouvant vivre décemment de leurs talents dans leur pays aux populations parmi les plus pauvres au monde, les musiciens congolais empruntent une démarche similaire à celles des migrants dont font partie les ‘combattants’. Mais contrairement à ces derniers qui ont quitté leur pays d’origine en quête d’un ailleurs meilleur, les musiciens vilipendés vivent au pays et vont se produire en Occident pour mieux gagner leur vie. Face à ce qu’ils considèrent comme une occupation du Congo-Kinshasa par le Rwanda, les ‘combattants’ devraient d’abord s’attaquer à eux-mêmes pour avoir abandonné ainsi leur pays au lieu de rester combattre l’occupation et celui qui l’incarne. Non seulement on ne peut reprocher à quelqu’un d’autre une posture qu’on exhibe soi-même fièrement, c’est-à-dire le fait d’avoir quitté son pays pour un mieux-être ailleurs, mais en plus, on a beau combattre les productions scéniques des musiciens congolais en Occident, cela ne règle aucun problème sur place au Congo-Kinshasa.

Réunis à Kinshasa du 24 au 28 février dernier, le cardinal, les archevêques, évêques et membres de la Conférence épiscopale nationale du Congo-Kinshasa (Cenco), qui constituent l’unique véritable opposition congolaise, ont tancé la coalition CACH-FCC. Ils ont noté que « des crises multiformes surgissent et font planer des inquiétudes sur le changement social vivement attendu ». Ils ont évoqué « une tension préoccupante qui couve au sein de la coalition au pouvoir, se répercute sur la gouvernance et entame le fonctionnement de l’Etat ». Pour eux, « les alliés semblent plus préoccupés par leur positionnement politique que par le service à rendre au Peuple qui continue de croupir dans la misère » et « il est inacceptable que le pays soit pris en otage par un accord qui, du reste, est occulte ».

La prise de position de la Cenco indique clairement que pour sortir du statu quo actuel au Congo-Kinshasa, les ‘combattants’, comme du reste tous les Congolais épris de paix et de justice, devraient militer soit pour l’élimination politique de Félix Tshisekedi et Joseph Kabila, soit pour soutenir le premier, qui accomplit lentement et difficilement son devoir d’ingratitude à l’égard du second, à neutraliser ce dernier. Le combat des ‘combattants’ contre les productions scéniques des musiciens congolais en Occident ne peut d’aucune manière permettre à atteindre un seul de ces deux objectifs. S’il est légitime que des Congolais se positionnent comme des ‘combattants’, leur combat ci-dessus demeure cependant une fixation qui n’a pas sa raison d’être. Il s’agit là d’un défoulement collectif plutôt que d’un combat politique. Un défoulement empreint d’une bonne dose de lâcheté.

 

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

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