Le péché d’Adolphe Muzito

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Devenu coordonnateur de la plateforme Lamuka, l’ancien Premier ministre Adolphe Muzito a tenu une conférence de presse à Kinshasa le 23 décembre dernier au cours de laquelle il a jeté un véritable pavé dans la marre. Faisant allusion à la stratégie qui consisterait à renforcer la Brigade d’intervention de la force de la Monusco pour faire face aux massacres à répétition qui ravagent l’Est du pays depuis plus de vingt ans, il a considéré celle-ci comme une solution intermédiaire. Aussi a-t-il suggéré la solution suivante considérée comme radicale: « Si nous voulons contrôler l’Est de la République, il faut faire la guerre au Rwanda. Pour faire la guerre, il faut une armée, il faut un pouvoir fort, avec de bonnes finances [et] occuper le Rwanda. À la limite, annexer le Rwanda au Congo ». Il a adouci ses propos guerriers en ces termes: « Quand je dis faire la guerre au Rwanda, c’est une posture qui à un moment donné peut s’avérer nécessaire si dans l’entre-temps, les choses ne se normalisent pas. Ce n’est pas un objectif en soi ».

Comme Muzito s’exprimait du haut de son perchoir de coordonnateur de Lamuka, il allait de soi que les autres ténors de la plateforme réagissent. Moïse Katumbi et Jean-Pierre Bemba ont immédiatement publié un communiqué conjoint pour publiquement se désolidariser de cette proposition, la qualifiant de « thèse perfide » ou de propos « on ne peut plus gravissimes ». Ils ont également demandé à Muzito de les retirer de manière « à ne pas compromettre l’idéal que Lamuka défend ».

La première chose qui saute aux yeux à travers les propos de Muzito, c’est l’irresponsabilité légendaire de l’homme politique congolais. Quand on est coordonnateur d’une plateforme, on s’exprime au nom de celle-ci et non en son nom personnel. Toute prise de position rendue publique sur une question importante doit être préalablement discutée au sein de la plateforme et retenue comme celle du groupe. Mais quand on constate un fossé entre sa propre vision et celle de la plateforme, on claque la porte pour mieux s’exprimer librement.

Mais arrêtons-nous un instant sur le communiqué de Katumbi et Bemba qui indique que l’idéal de Lamuka serait l’avènement de l’Etat droit. Faut-il en rire ou en pleurer? Depuis quand l’homme politique congolais poursuit-il un idéal? La crasse politique congolaise n’est-elle pas faite d’hommes et des femmes sans idéal? Au fait, depuis qu’ils combattent dans l’arène politique nationale, Katumbi et Bemba ont-ils déjà tenu un seul discours expliquant à la population comment ils comptent construire l’Etat de droit? Devenu président de la république dans les conditions que l’on connait, leur allié d’hier, Félix Tshisekedi, ne déclare-t-il pas à longueur des journées que l’Etat de droit est son credo à lui aussi alors même qu’il marche manifestement et allègrement sur les pas de son prédécesseur pourtant champion de la gouvernance chaotique?

Les propos de Muzito ont toute l’apparence d’un sujet à caution quand il souligne que les dirigeants rwandais « influent » énormément sur la « politique congolaise ». Les interférences du Rwanda dans le jeu politique congolais ne datent pas d’aujourd’hui. Elles remontent à la guerre de l’AFDL et surtout à l’ascension de Joseph Kabila dont le pouvoir a facilité, au vu et au su des représentants du peuple congolais et de toute la crasse politique, l’infiltration des Rwandais surtout d’ethnie Tutsi dans l’armée, la police, les services secrets et bien d’autres institutions congolaises notamment à travers les opérations de mixage et brassage, leur permettant de surcroît d’occuper des postes clés. De 2007 à 2008, Muzito fut ministre du Budget du gouvernement de son oncle Antoine Gizenga, allié de Joseph Kabila après les élections de 2006, avant de devenir Premier ministre de 2008 à 2012. Dans le cadre de la politique du ventre chère aux bidonvilles planétaires, le Congo-Kinshasa en est un, il avait alors la bouche pleine et était préoccupé à s’enrichir vite. Les immixtions rwandaises qui ne pouvaient passer inaperçues pour un Premier ministre étaient le dernier de ses soucis. Tel est l’homme politique congolais. Irresponsable, insouciant, médiocre, arrogant et cynique quand il est au pouvoir, il se découvre l’étoffe de redresseur de torts une fois qu’il entame la traversée du désert appelé opposition.

Faisons maintenant abstraction de l’opportunisme qui entoure les propos de Muzito. Ceux-ci sont-ils aussi « gravissimes » que le voudrait le communiqué conjoint de Moise Katumbi et Jean-Pierre Bemba? Le 25 décembre dernier, Freddy Mulongo, fondateur et rédacteur en chef de Réveil FM International a publié la réaction du général Jean Bosco Kazura, petit frère de Paul Kagame et actuel chef d’Etat major de l’armée rwandaise: « Celui qui a une maison construite avec du verre doit avoir peur de la pierre. J’appelle nos voisins congolais à se regarder dans un miroir avant de tenir des propos nuisibles à la survie de leur pays, [car] l’ONU ne viendra pas toujours vous secourir. Lancer un appel à la guerre avec le Rwanda, c’est chercher un affrontement direct avec l’armée rwandaise. J’appelle les politiciens congolais à réfléchir sur l’état des FARDC qui ne sont qu’une seconde armée de l’armée rwandaise. Chercher un affrontement direct entre la RDC et le Rwanda, c’est créer une situation à laquelle personne ne pourra apporter des solutions pour le peuple congolais ».

Qu’est-ce qui est gravissime? Les propos d’Adolphe Muzito ou ceux de ce Rwandais qui affirme haut et fort que dans les faits, l’armée congolaise est contrôlée voire dirigée par le Rwanda de Paul Kagame? Dans un Etat normal, les propos de Kazura susciteraient aussitôt une levée de boucliers tant au niveau du gouvernement, du parlement, des partis politiques, de la société civile, de l’armée, de la police, des services secrets et des élites intellectuelles. Mais au Congo-Kinshasa, pays où le peuple et ses élites ont été abâtardis par les longues années Mobutu et se sont laissés abâtardir davantage sous l’administration de Joseph Kabila alors même qu’ils disaient se battre pour l’instauration de l’Etat de droit, il y a fort à parier qu’il n’y aura aucune réaction digne d’un peuple debout.

Le Rwanda a vécu l’innommable: le génocide des Tutsi et Hutu modérés. Mais le génocide n’est pas le seul crime qui doit révolter la conscience humaine, être dénoncé avec force et dont les responsables doivent être traqués jusque dans leur dernier retranchement. Le drame du Congo-Kinshasa est que depuis le génocide ci-dessus, les puissants de ce monde ont décrété que les crimes contre l’humanité et autres commis par le régime de Paul Kagame au Congo-Kinshasa comme au Rwanda même sont de bons crimes qui ne doivent pas être dénoncés. Cette indignation sélective explique en partie le non-renouvellement du mandat de la magistrate suisse Carla Del Ponte au poste de Procureure du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) en 2003. Elle explique la suspension puis l’arrêt de la coopération avec le TPIR du professeur belge Filip Reyntjens, l’un des spécialistes du Rwanda les plus réputés, ce dernier considérant Paul Kagame comme « le plus grand criminel de guerre en fonction aujourd’hui » (Le Soir, 13/01/2005) pour les crimes commis au Rwanda et surtout au Congo-Kinshasa.

Face aux innombrables crimes économiques et crimes contre l’humanité du régime de Paul Kagame sur le sol congolais, les dirigeants et les élites congolais qui devraient lutter pour infléchir la position des puissants de ce monde en faveur de la justice semblent souffrir du larbinisme. Alors même que le bilan de ces crimes, qui se poursuivent depuis un peu plus de deux décennies, est de loin plus lourd que celui du génocide qui a ravagé le Rwanda, le Congo-Kinshasa et le Rwanda entretiennent des relations diplomatiques normales. Comme si de rien n’était. Pilleur des richesses congolaises et bourreau du peuple congolais qui a de surcroît réussi l’exploit de vassaliser le pouvoir d’Etat congolais, Paul Kagame reste fréquentable aux yeux mêmes des dirigeants congolais. Comme si de rien n’était. Il est invité et ovationné à Kinshasa. Comme si de rien n’était. Le président congolais actuel lui rend visite à Kigali. Comme si de rien n’était. Alors qu’au Congo-Kinshasa aucun mémorial n’est érigé pour la mémoire des millions de victimes de la folie guerrière de Paul Kagame, Felix Tshisekedi, pour ne pas le citer, pousse l’infamie jusqu’à s’incliner devant le mémorial d’un génocide devenu un fonds de commerce pour le pouvoir de Paul Kagame. Alors que Paul Kagame continue à piller les richesses congolaises, Tshisekedi le récompense en lui permettant de s’enrichir officiellement à travers l’ouverture de la ligne Kigali-Kinshasa de la compagnie aérienne rwandaise. Pire, Tshisekedi se permet de tuer une seconde fois les victimes de son propre pays en considérant leur perte comme un effet collatéral du génocide rwandais alors même que les crimes de Paul Kagame au Congo-Kinshasa obéissent à un plan machiavélique bien élaboré dont l’objectif ultime est connu de tous.

L’homme politique et diplomate français Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, ou simplement Talleyrand, avait écrit que « Tout ce qui est excessif est insignifiant ». Il avait sans doute raison. Mais face à la honte nationale congolaise brossée ci-haut, les propos excessifs d’Adolphe Muzito sur le Rwanda de Paul Kagame ont l’avantage de réveiller les dirigeants et élites congolaises de leur profond sommeil. Les crimes économiques et les crimes contre l’humanité du régime de Paul Kagame au Congo-Kinshasa ainsi que sa main mise sur le pouvoir d’Etat congolais ne devraient pas être des sujets tabous. Toute nation se trouvant dans une situation aussi honteuse qu’inconfortable se doit de les dénoncer, de les combattre et de les porter devant les juridictions pénales internationales afin d’obtenir réparations avant toute normalisation des relations. Loin de blâmer Adophe Muzito, il faut au contraire que des Adolphe Muzito deviennent légion dans l’espace politique congolais.

 

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Happy
Happy
0 %
Sad
Sad
0 %
Excited
Excited
0 %
Sleepy
Sleepy
0 %
Angry
Angry
0 %
Surprise
Surprise
0 %