Crédit carbone : aubaine ou nouvelle malédiction ?

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

L’arbre est à l’origine de l’industrie du bois, l’activité industrielle consistant à la transformation de matières premières et à la création de richesses. Abattu, l’arbre a joué et continue à jouer ce rôle au Congo depuis l’époque coloniale. Mais le monde évolue. Mon dernier séjour à Kinshasa fin mars-début avril 2025, après trente-quatre ans d’absence, m’a permis de rencontrer de manière fortuite deux ingénieurs forestiers dans un restaurant situé à côté de l’immeuble abritant entre autres les bureaux de Congo Web TV. J’ai appris que désormais, même au fin fond du pays, certaines populations découvrent que debout, l’arbre rapporte plus qu’abattu. Comment cela est-il possible ? Ce nouveau potentiel de richesse constitue-t-il une aubaine ou une nouvelle malédiction pour le peuple congolais ? 

La révolution en marche autour de l’arbre a pour nom crédit carbone. Il s’agit d’un mécanisme de marché qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) en encourageant les pays et les entreprises à adopter des pratiques plus propres en matière d’environnement. Ainsi, le crédit carbone représente une tonne de dioxyde de carbone (CO2) qui n’est pas émise dans l’atmosphère et qu’on peut acheter ou vendre sur le marché de carbone.

La base juridique du crédit carbone est principalement fondée sur les accords internationaux et les législations nationales, les principaux textes étant la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), le Protocole de Kyoto, et l’Accord de Paris sur le climat.  

Au Congo, l’entreprise américaine Jadora fut l’une des premières sociétés étrangères, sinon la toute première, à avoir investi dans le marché du carbone forestier, dans la forêt de Yangambi, en 2009. Mais treize ans après son lancement, son ambition de lutter contre la déforestation grâce à la vente de crédits carbone fut à l’arrêt sans qu’aucune vente n’ait été effectuée. Aussi le crédit carbone congolais est-il étroitement lié à un autre pionnier, le professeur Jean-Robert Bwangoy Bankanza. Enseignant de géospatial à la faculté des sciences agronomiques de l’Université de Kinshasa, professeur associé à l’Université de l’Etat du Dakota du Sud aux Etats-Unis d’Amérique, il est l’Administrateur-Gérant des sociétés du groupe Wildlife Works Carbon (WWC). Car, WWC dont le siège social est basé à San Francisco aux Etats Unis est l’entreprise qui a lancé véritablement l’aventure du crédit carbone au départ de la province de Mai-Ndombe en octobre 2011.

Le groupe WWC travaille avec des privés, des communautés et l’Etat. Ce qui nous intéresse ici est surtout l’aspect communautaire de la vente des crédits carbone. Dans un premier temps, le Département Engagement Communautaire de la société, composé d’animateurs communautaires, sociologues, juristes, psychologues et anthropologues, entre en contact avec une communauté disposant de forêts afin de sensibiliser ses membres sur le crédit carbone et obtenir leur Consentement Libre Informé au Préalable (CLIP). La sensibilisation consiste à leur faire comprendre qu’avec leur concession forestière, ils absorbent le CO2, contribuant ainsi à l’épuration de l’atmosphère. En revanche, ils ne gagnent rien pour ce service rendu à l’humanité toute entière. En travaillant avec l’entreprise, ils peuvent tirer d’importants dividendes de leur patrimoine. A ce niveau communautaire, les discussions ont lieu avec l’Administrateur du Territoire, le Chef de Secteur, le(s) Chef(s) de Groupement, les notables et les membres de la société civile. Elles ont pour but d’élaborer un cahier de charges (les besoins de la communauté) et de signer le CLIP.

Les données récoltées sont ensuite analysées au niveau de Kinshasa dans le but d’obtenir la permission d’exploitation. C’est alors qu’entre dans la danse les services techniques chargées d’élaborer les cartes forestières, les coordonnées GPS, l’indentification et la mesure de toutes les espèces forestières de la concession, chaque espèce ayant sa propre valeur en crédit carbone compte tenu de sa capacité d’absorption du CO2. Les analyses en laboratoire ont pour objectif de déterminer la teneur de carbone en biomasse aérienne et souterraine de la concession concernée. Les résultats sont enfin envoyés au siège où s’effectuent d’autres analyses pour déterminer la quantité de CO2 séquestrée dans la forêt de la concession.

Le travail abattu par l’entreprise, en étroite collaboration avec une communauté donnée, est vérifié par des organismes de certification tels que Verra, Gold Standard, Climate Action Reserve et Social Carbon pour voir s’il a été fait conformément aux normes internationales en matière de Communauté Climat Biodiversité (CCB) et Vérification Carbone Standard (VCS). Le but de la vérification est d’obtenir la certification permettant enfin de vendre le crédit carbone. Mais l’entreprise n’attend pas la certification avant d’exécuter sur fonds propres le cahier de charges signé avec la communauté.

Les acheteurs de crédit carbone sur le marché international sont variés. On peut citer les entreprises ayant des objectifs de développement durable pour compenser leurs émissions de gaz à effet de serre et atteindre leurs objectifs de neutralité carbone, comme par exemple Google, Amazon, Air France et TotalEnergies qui ont adopté des politiques de neutralité carbone ; des particuliers qui souhaitent compenser leur empreinte carbone ; des pays ayant dépassé leurs quotas d’émissions de gaz à effet de serre ; et des organisations qui cherchent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Il convient également de signaler la présence des commissionnaires dans ce business hautement lucratif.

Le crédit carbone vendu, l’entreprise déduit le préfinancement et partage le solde entre le gouvernement central, le gouvernement provincial, la communauté et elle-même. La communauté ne bénéficie pas simplement des infrastructures. Elle a également un droit de jouissance payé en cash au clan. Que les populations qui ne disposent que de la savane ne soient pas jalouses. Elles peuvent aussi bénéficier du crédit carbone. Pour cela, il suffit transformer, par exemple, la savane en forêt ; ce qui apporte un changement de microclimat. Un jeune Belge d’ethnie flamande s’est déjà lancé à relever un tel défi dans le Territoire d’Idiofa, province du Kwilu.

Dans le Mai-Ndombe, le crédit carbone, au niveau communautaire, a déjà financé la construction d’une route asphaltée reliant l’aéroport à la ville d’Inongo (5 millions de dollars) ; 22 bâtiments scolaires, un hôpital équipé de matériels modernes. Il finance également la paie de tous les enseignants (2 millions de dollars par mois), les uniformes de tous les élèves, et de l’eau propre à la consommation pour les villages.

Si j’ai décidé d’écrire sur le crédit carbone, un domaine qui ne m’est pas familier, c’est certes pour souligner son potentiel dans le bien-être des communautés rurales, mais aussi des gouvernements provinciaux et du gouvernement central. Mais c’est aussi et surtout en tant que lanceur d’alerte. Dans son discours prononcé à l’occasion de sa messe géante à Kinshasa le 1er février 2023, le Pape François, usant d’une métaphore, avait comparé le Congo à un diamant de la création. Sa vocation est donc de briller à travers le monde. Mais le pays, insinuera le Pape, ressemble à un graphite, un autre minéral, cette fois-ci obscur, pourtant constitué de mêmes atomes de carbone, comme le diamant, mais disposés différemment. La voracité et la cruauté du Roi « civilisateur » Léopold II ont privé les Congolais de bénéfices de la révolution du caoutchouc. La gloutonnerie et le despotisme du « Guide éclairé » Mobutu ont éloigné des Zaïrois les dividendes du boom du cuivre et de bien d’autres minerais. L’arbitraire et la chienlit des « Libérateurs » Kabila, père et surtout fils, ainsi que la jouissance et l’intolérance, doublée d’arrogance, du régime UDPS, « la fille ainée de l’opposition à toute forme de dictature », ont hypothéqué et continuent d’hypothéquer, pour le peuple, le potentiel de développement attendu des minerais stratégiques relatifs à la transition énergétique. Si on ne prend pas garde, l’incurie des dirigeants congolais étant toujours revue à la hausse à la suite de chaque alternance au sommet de l’Etat, la révolution du crédit carbone, cette nouvelle manne, risque aussi d’être un rendez-vous manqué pour les Congolais, alors que la forêt du bassin du Congo, la deuxième au monde après celle du bassin de l’Amazone, « couvre plus de 160 millions d’hectares, dont plus de 60 % se trouvent au Congo-Kinshasa ».

Déjà en mai 2002, un moratoire sur les concessions forestières a été promulgué pour la première fois au Congo pour répondre à ce qui risquait de devenir un pillage généralisé. Cependant, lors de sa conférence du 26-27 octobre 2023 à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) en Belgique, Jules Alingete, l’ancien patron de l’Inspection Générale des Finances  (IGF), révélait que plus de la moitié des forêts congolaises avaient été vendues par six membres du gouvernement qui s’étaient succédés au poste de ministre de l’environnement. Plusieurs de ces contrats ont été annulés par l’administration Tshisekedi. Mais comme en Afrique les alternances au sommet de l’Etat se jouent à la mode de « ôte-toi de là que je m’y mette », pour commettre les mêmes crimes tant décriés voire davantage, le naturel est revenu au galop. De nombreux dirigeants congolais, associant des membres de leurs familles et des amis, continuent à profiter de leurs postes, en totale violation de la notion de conflit d’intérêts, pour s’accaparer des milliers d’hectares de forêts appartenant aux communautés rurales, et les faire cadastrer en leurs noms personnels. Ils ont compris ce qui se cache derrière le crédit carbone. Non seulement ils vont s’enrichir une fois de plus au détriment de leur peuple, mais ils vont, par voie de conséquence, créer des millions de paysans sans terre.

Ces jours-ci, une vidéo circule sur la toile dans laquelle la ministre de l’Environnement Eve Bazaiba Masudi se défend contre ce qui semble être un documentaire diffusé par la Deutsche Welle, le service international de diffusion de l’Allemagne, sur la destruction de l’environnement et/ou des forêts au Congo. Les arguments de la ministre sont pertinents quand elle affirme qu’elle « aime ôter le langage de détruire l’environnement, les forêts à toutes les parties non-congolaises ». Car, si le Congo est un pays solution au niveau mondial dans la lutte contre le gaz à effet de serre, il faut bien qu’il jouisse des compensations de la part des plus grands pollueurs que sont les pays très industrialisés ; ce qui ne semble pas être le cas. Mais la position défensive de la ministre ne cacherait-elle pas autre chose ? Une chose est certaine. Si jamais un pouvoir responsable prenait les rênes du pays, après le « régime des médiocres » incarné par Joseph Kabila et le « régime des frappeurs ou jouisseurs » incarné par Félix Tshisekedi, ce qui serait un évènement extraordinaire à court et moyen termes, il faudrait procéder immédiatement à un audit à l’échelle nationale du cadastre forestier, débusquer tous les criminels en col blanc, leur arracher les vastes propriétés forestières acquises frauduleusement à coups de corruption et, pourquoi pas, les jeter en prison. Sinon, le crédit carbone en tant que richesse se transformera en une nouvelle malédiction pour le Congo, un pays qui devrait retrouver son nom de Zaïre, jeté à la poubelle par l’Alliance des forces démocratique pour la libération du Congo (AFDL), un conglomérat d’aventuriers à la solde des rêves d’hégémonie ethnique Tutsi et d’expansion territoriale du Petit Poucet Rwanda.  

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Ecrivain & ancien Fonctionnaire International des Nations Unies

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