Les partis sont-ils des ingrédients indispensables?

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo, Kinshasa 1985

Kinshasa, décembre 1990. Les esprits des Kinois sont colonisés par les préparatifs des fêtes de fin d’année. Nous sommes un trio. Tous anciens étudiants de l’Université de Lubumbashi (UNILU). Des Kasapards. Comme aiment s’appeler les étudiants de cette institution. Et tous les trois originaires de la province actuelle du Kwilu. Nous nous connaissions sur le campus. Mais nous ne nous fréquentions pas particulièrement. Trois Kasapardes avec lesquelles nous découvrons la capitale by night vont contribuer à souder nos relations. Tout en préparant les festivités que nous comptons passer ensemble d’abord chez l’un d’entre nous à Bandal, ensuite chez un deuxième à Lemba et enfin chez nous à Mont Ngafula, nos deux amis décident d’élargir à notre insu notre petit cercle à d’autres amis Kasapards issus d’autres régions. Pourquoi?

Sous la pression à la fois extérieure et intérieure, elle-même dictée ou renforcée par la fin de la guerre froide, le régime Mobutu a lâché du lest et donné des gages, le plus important étant la réinstauration du multipartisme. Ce fut le 24 avril 1990. Dans son discours, Mobutu a décidé de « tenter de nouveau l’expérience du pluralisme politique en optant pour un système de trois partis politiques, en ce compris le Mouvement Populaire de la Révolution, avec à la base le principe de la liberté pour chaque citoyen d’adhérer à la formation politique de son choix ». Mais l’opposition ne l’a pas entendu de cette oreille. Elle a milité aussitôt pour l’avènement du « multipartisme intégral ». Le 6 octobre, le dictateur s’est incliné non sans calcul machiavélique consistant à créer lui-même des partis que l’opposition, incapable d’analyse anticipative, qualifiera plus tard de partis alimentaires.

Quand en janvier 1991 nous célébrons la « bonana » chez nous à Mont Ngafula, nos amis Kasapards au nombre de neuf nous demandent de créer un parti politique dont nous prendrons les rênes. Pour trois raisons, ils estiment que nous sommes à la hauteur d’une telle tâche. Ils nous ont vus mener une grève d’étudiants sur le campus. Contre l’instauration d’un cachot dans lequel des étudiants brigadiers, péjorativement appelés « briga-bouffes », originaires des régions de l’Equateur et du Shaba enfermaient d’autres étudiants, pour un oui ou pour un non, croyant ainsi protéger l’immense pouvoir du Grand Léopard, pour les uns, et, pour les autres, le petit pouvoir du Secrétaire Général Administratif de l’université qui était alors un Shabien. Aux yeux de nos amis, nous étions un meneur d’hommes d’autant plus que la grève était une réussite, le cachot ayant été fermé par la suite, même si nous étions exclus des cités universitaires pendant une période de trois mois. Toujours à Lubumbashi, nos amis nous ont vus également arracher le premier prix d’un concours de dissertation et d’éloquence organisé par le Rotary Club de la ville, en collaboration avec celui de Kinshasa, à l’intention des finalistes de notre institution en 1984. Pour nos amis, nous avions la capacité de l’esprit à juger clairement et sainement des choses et le verbe si nécessaires à l’action politique. Enfin, à Kinshasa, notre profession de logisticien et responsable des approvisionnements au sein de la Société Agricole et Cotonnière de l’Est Zaïrois (ESTAGRICO) dans le Groupe UNIBRA nous a permis de bien nous asseoir dans la société en nous dotant de ce à quoi nos amis rêvent encore (voiture, villa, etc.). Nous sommes donc, pour eux, une espèce de « Mbadu-ba-moyens », surnom de l’actuel gouverneur du Congo Central qui fut par ailleurs un temps notre superviseur au sein du Bureau Kinshasa d’ESTAGRICO et FILTISAF, deux entreprises dont les activités de production se déroulaient à Kongolo et Uvira, pour la première, et à Kalemie pour la seconde.

Même si notre vision de la démocratie est brouillonne à l’époque, nous avons l’intime conviction que Mobutu venait de commettre une grosse erreur en réinstaurant le multipartisme, car les mêmes causes produiraient les mêmes effets qu’au lendemain de l’indépendance. Nous expliquons à nos amis que Mobutu a plongé le pays dans une zone de turbulence. Nous sommes totalement incompris. Comme aujourd’hui dans le forum de Congo Indépendant. Deux d’entre eux vont jusqu’à nous reprocher d’être égoïste parce que nous, nous avons relativement réussi dans la vie alors que l’écrasante majorité de notre peuple vit dans une misère indicible. Pour couper court à la discussion qui dégénère ainsi et retrouver l’ambiance de fête sur notre terrasse à partir de la laquelle de Mont Ngafula on a une vue panoramique sur une partie de la ville et du majestueux fleuve Zaïre, nous annonçons avoir acheté à 20.000 francs belges une bourse d’études postuniversitaires auprès du cabinet du Secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur, un ex-opposant à Mobutu originaire du Kwilu et qui revenait d’exil. Aurions-nous mordu à l’hameçon n’eut été cette perspective? Qui le saura? Ce qui est certain, c’est qu’à peine avons-nous tourné le dos à notre pays pour l’Europe que Kinshasa souffre, en septembre 1991, des émeutes et pillages consécutifs à notre deuxième processus de démocratisation aussi irréfléchi que le premier. Des émeutes et pillages qui vont se répéter en janvier 1993, détruisant l’économie et déchirant davantage le tissu social.

Depuis lors, nous avons mené des recherches pendant des années sur la gouvernance. Mieux, les fruits de celles-ci ont été publiés dans deux ouvrages, l’un sur le plan scientifique et l’autre en qualité de free-lance même si scientifiquement, l’Université Libre de Bruxelles (ULB) avait approuvé le sujet dans la perspective d’un doctorat qui n’aura pas lieu en l’absence d’un séjour légal. Et comme nos ancêtres Bambala savent si bien faire les choses, nous avons été récompensés en embrassant une carrière professionnelle internationale entièrement consacrée aux problèmes de gouvernance auxquels sont confrontés les Etats africains et donc le nôtre. Du haut de ce profil, nous avons acquis l’habitude de poser des questions qui dérangent quand elles ne surprennent pas. A titre d’exemple, qui dit démocratie en Afrique pense aussitôt à la création des partis politiques. Tout se passe comme si ceux-ci et les différentes idéologies qui les opposent sont des ingrédients indispensables à la démocratie. Cette perception est-elle fondée?

La démocratie est universelle. Non seulement parce que tous les êtres humains aspirent à ce mode de gouvernance, mais aussi et surtout parce que tous les continents du village planétaire l’ont expérimenté quand leurs habitants vivaient éloignés les uns des autres. Ainsi, bien de sociétés traditionnelles africaines l’ont vécue et certaines d’entre elles continuent à la vivre, avec cette particularité qu’elle n’est pas basée sur les partis politiques, leurs idéologies antagonistes ou encore des élections au suffrage universel. Malheureusement pour l’Afrique contemporaine, qui échoue à l’asseoir pour la deuxième fois de son histoire, l’agression coloniale contre ses structures mentales et religieuses ainsi que le ravalement systématique de ses cultures au rang de la sauvagerie et de ses habitants au niveau de l’enfance, entretenus par un système éducatif coupé des réalités, ont fini par nous convaincre, nous Africains, à nous tourner exclusivement vers l’Occident pour résoudre nos problèmes de gouvernance.

On peut certes régler ses problèmes en puisant dans les expériences d’autres peuples. Mais au lieu de retenir le principe qui guide la création des partis politiques en Occident, c’est-à-dire une prise de position par rapport aux enjeux majeurs propres à chaque société, que ce soit en termes de conflits ou d’aspirations, nous avons retenu des artifices, c’est-à-dire des idéologies qui ne traduisent aucune réalité qui vaille la peine d’être soulignée dans nos sociétés: libéralisme, socialisme, communiste, etc., sans compter le fait qu’alors qu’ils s’expriment au nom de la démocratie, celle-ci reste généralement absente au sein des partis africains.

Si nous prenions la peine de nous étudier nous et nos sociétés traditionnelles, nous allions certainement apprendre aux Occidentaux, qui ont la mauvaise habitude de saucissonner de manière antagoniste les réponses possibles aux conflits et aspirations majeurs d’une société, ce qu’ils découvrent aujourd’hui avec le Président français Emmanuel Macron. Réagissant à notre article suscité par les discours sur les alliances contre nature, Jean-Marie Mabiti a partagé opportunément cette pensée profonde de Dikenda di Kansi Kita qu’il présente comme « un vieux Mukongo vivant en Occident »: « Le Congolais est libéral, du fait qu’il est propriétaire de la terre de ses ancêtres; il est socialiste, car il pratique une solidarité active; il est communiste, car il est non seulement copropriétaire de la terre, il exploite de manière collective la terre et en partage les fruits; enfin, il est écolo, car il connaît la valeur de la nature et la respecte dans la vie de tous les jours ».

Professeur d’archéologie et d’anthropologie à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), Recteur de la même université de 2000 à 2006, Professeur Honoraire à l’University College London, et Docteur Honoris Causa des universités de Lyon II, Lubumbashi, Montréal, La Republica (Chili), Tübingen et Chisinau, le Belge Pierre De Maret, qui poursuit depuis plus de 45 ans des recherches sur le terrain en Afrique centrale et qui est actuellement impliqué dans un projet ERC multidisciplinaire sur l’origine du Royaume Kongo, répond en écho au « Vieux Mukongo », en collaboration avec sa collègue Daou Véronique Joiris, dans une carte blanche visant à éduquer un homme politique belge victime de l’anthropologie coloniale sur les Africains en général et les Pygmées en particulier: « Les Pygmées nous apparaissent emblématiques de l’arc-en-ciel politique. Des libéraux, ils ont l’individualisme et l’esprit d’entreprise, des socialistes, la générosité et le souci de la collectivité et des écolos, le profond respect de la nature et l’esprit frondeur » (Le Soir, juillet 1999). Notons de passage qu’au cours de nos études à l’ULB, le Professeur De Maret nous avait remarqué au point de nous recommander pour une bourse du Service social de l’université pendant que notre bourse du gouvernement zaïrois, démocratisation irréfléchie oblige, n’était jamais payée.

Bien avant le « Vieux Mukongo vivant en Occident » et les deux professeurs de l’ULB ci-dessus, le Président Mobutu Sese Seko enseignait ce qui suit, conformément à la philosophie politique de recours à l’authenticité et cela à travers la doctrine tracée par le MPR: « Nous ne sommes ni à gauche, ni à droite, ni même au centre ». Mais des élites congolaises, qui réfléchissent avec on ne sait quelle partie de leurs anatomies, ironisaient en rétorquant que dans ce cas, nous étions en l’air. Pourtant, sa pensée était d’une grande profondeur et justesse. Il est aberrant de se dire libéral, socialiste, communiste, etc. alors qu’on est tout cela à la fois. En fait, quand un Congolais ou un autre Africain se bombe le torse en créant un parti politique et en se réclamant de telle ou telle autre idéologie occidentale, il démontre tout simplement qu’il a une grande capacité à singer l’homme occidental pendant que sa capacité de discernement reste nulle.

Les partis politiques ne sont pas indispensables à la construction de la démocratie. Même s’ils l’étaient, la confrontation entre leurs idéologies ne serait pas inévitable pour gouverner. Comme le démontre aujourd’hui la France de Macron et bien avant elle, l’arc-en-ciel politique dans bien des démocraties occidentales. De même, on n’est pas obligé de saucissonner les réponses possibles et imaginables aux conflits et aspirations majeurs qui traversent une société. Si ces réponses, appelées idéologies, sont nécessaires à la vie de toute communauté humaine, elles ne sont cependant pas le fruit d’une génération spontanée. Elles sont plutôt dictées par les conflits et aspirations majeurs propres à chaque société.

Par ailleurs, pour le Congo-Kinshasa, pays éminemment convoité par les regards rapaces des puissances occidentales et de leurs multinationales, en raison de ses immenses potentialités, le multipartisme offre à ces dernières une grande facilité à nous diviser pour mieux nous exploiter. Pensons ici à l’étonnante facilité avec laquelle la troïka Etats-Unis, Royaume-Uni et Israël a matérialisé la volonté d’un minuscule point sur la carte du monde, le Rwanda, à nous imposer un Cheval de Troie; ce que démontre si bien l’ouvrage de Pierre Péan: « Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique ». Pensons également à la facilité tout aussi étonnante avec laquelle le Cheval de Troie se joue des partis politiques, depuis l’instauration de la démocratie de façade en 2006, à l’instar de l’épisode actuel de la reconduction de l’alliance entre son « Ligablo », le PPRD, et le PALU, parti prétendument « lumumbiste », « socialiste », « humaniste » ou encore « nationaliste » alors qu’en réalité, tous ces « istes » constituent un écran de fumée qui dissimule mal un autre « Ligablo » représentant les intérêts personnels d’un vieil homme et sa famille biologique. Quand les partis ne sont que des « Ligablo », ils ne méritent d’autre sanction que d’être jetés dans la poubelle de l’Histoire.

Le Congo-Kinshasa ne saura se redresser tant que notre démarche politique restera inscrite dans le schéma de la démocratie partisane. C’est seulement quand nos élites auront intégré ce qui est souligné ci-haut, quand elles auront compris qu’on peut construire la démocratie et l’unité de notre Etat autrement qu’à partir des partis politiques qui n’ont d’ailleurs de partis que le nom, que nous pourrons enfin baliser la voie de la démocratie. Sans cela, tout ne sera qu’éternel recommencement. Un piège sans fin. Pour le plus grand malheur de notre peuple. Alors, secouons-nous, sortons de l’état de zombie dans lequel nous a plongés l’anthropologie coloniale.

 

Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
© Congoindépendant 2003-2018

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