Les pygmées et « nous »

Wina Lokondo

Mes propositions

Le 30 juin 1960, dans son historique et sévère charge contre la colonisation, Patrice Lumumba avait stigmatisé les comportements dédaigneux qui furent ceux du colon belge vis-à-vis du colonisé congolais ainsi que les discriminations que ce dernier avait subies. « Nous avons connu, avait-il rappelé d’un ton acrimonieux et sans fioritures, les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir parce que nous étions des ‘nègres’. Qui oubliera qu’à un Noir, on disait ‘tu’ non certes comme un ami, mais parce que le ‘vous’ honorable était réservé aux seuls Blancs? (…) Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et les paillotes croulantes pour les Noirs, qu’un Noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits ‘européens’; qu’un Noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du Blanc dans sa cabine de luxe ».

De cette même veine dénonciatrice, le président Mobutu Sese Seko avait dit, le 4 octobre 1973, du haut de la tribune des Nations unies et, lui aussi, non sans ressentiment: « Nos ancêtres n’étaient pas considérés comme des hommes ni même comme des êtres qui ont l’intelligence et le sentiment, mais comme des amas de muscle à qui on demandait des efforts mécaniques, comme on en demande au cheval, au buffle, à l’âne ou au boeuf ».

L’esclavage, la colonisation et l’apartheid, systèmes qui avaient jadis institutionnalisé le racisme et la domination de l’homme noir par l’homme blanc, ont tous été officiellement abolis. Les comportements de discrimination raciale avérés sont aujourd’hui sanctionnés en Occident par des lois antiracisme.

Divers esprits continuent de décrier le racisme des Blancs contre les Noirs en rappelant sempiternellement les cruautés de l’esclavage et la dureté de la réalité coloniale. Mais combien de belles âmes s’offusquent-elles du racisme des Noirs vis-à-vis des autres Noirs? Qui parle à haute voix de l’apartheid que subissent les Pygmées de la part des membres des autres ethnies en Afrique, et particulièrement en RDC? Gens avec lesquels ces derniers estiment ne pouvoir partager un même lit – et donc ne jamais épouser -, ni partager un même bureau, ni un même banc scolaire, ni un même dortoir, ni casser la croûte avec eux à une même table.

Combien de temps durera encore cette hypocrisie, la nôtre, qui consiste à déclamer que les Pygmées sont des Congolais aux droits et devoirs égaux que tous les autres citoyens de notre pays, peuples que par ailleurs nous reconnaissons tous être historiquement les premiers occupants de l’espace géographique du Congo – et appelés à ce titre « peuples autochtones » -, mais que, dans la réalité quotidienne, nous considérons comme des citoyens de seconde zone, des sous-hommes, des parias dont on nous a juste besoin des mains pour travailler pour « nous » et des voix pour voter pour « nous ». L’égalité de respect et tous autres droits leur sont privés, méconnus, notamment le droit d’accéder à toute charge publique, aux hautes fonctions de l’État. La preuve est que depuis 1885, depuis que le Congo existe comme État moderne, aucun Pygmée n’a occupé une fonction de commandement ni dans l’administration civile ou militaire, ni dans une entreprise publique, ni encore dans une institution politique. Les lettrés pygmées diplômés d’universités sont pourtant aujourd’hui nombreux.

Est-il moralement et démocratiquement acceptable que dans la province de l’Équateur par exemple, où les Pygmées constituent un nombre important de la population – ils sont majoritaires dans le Territoire d’Ingende -, que ces derniers ne soient représentés dans aucune institution ou service public de la province? La même triste réalité se constate dans d’autres provinces du Congo où l’on trouve des communautés pygmées.

La loi civile congolaise – comme la loi biblique – condamne le racisme et toutes sortes de discrimination et invite à l’amour du prochain, au respect de la dignité de tout être humain.

Si l’on ne peut obliger quiconque à épouser un ou une Pygmée ou à l’inviter à sa table – disposition qui relève de la psychologie individuelle, de la libre décision personnelle -, on ne peut par contre pas indéfiniment priver l’accès aux responsabilités publiques à une composante importante de la nation suite à des attitudes, des dispositions d’esprit rétrogrades, ignobles, inhumaines, antichrétiennes, et au nom d’un prétendu suprématisme bantou qui remonterait à des siècles (« Nos rapports avec les Pygmées sont ainsi depuis nos ancêtres », entend-on dire) et qui doit, estiment certaines personnes, perdurer jusqu’à la fin du monde. Les descendants des esclavagistes et des colons blancs auraient tout aussi pris le « temps » et les rapports de suzeraineté et de vassalité qu’avaient entretenus leurs aïeux avec les Noirs comme arguments pour justifier la pérennisation de la domination par eux des peuples noirs. Inhumains et inacceptables arguments. Tout a et tout doit avoir une fin.

L’article 197 de la Constitution stipule que « les députés provinciaux sont élus au suffrage universel direct et secret ou cooptés pour un mandat de cinq ans renouvelable ». L’article 23 de la loi portant principes fondamentaux relatifs à la libre administration des provinces dit de son côté: « La composition du Gouvernement provincial tient compte de la représentativité provinciale et de la femme ».

Tout le monde conviendra que les Pygmées sont dans notre pays la frange de la population la plus discriminée, plus que ne le sont les femmes dont on n’arrête pas de se préoccuper de la représentation au sein de toutes les institutions nationales, notamment par le principe de la parité.

Je m’engage ainsi à soumettre à toutes les autorités qui seront issues de prochaines élections une proposition de disposition exigeant, dans le cadre de la discrimination préférentielle ou positive, la cooptation obligatoire d’un ou deux pygmées comme députés provinciaux dans les Assemblées de provinces où l’on trouve une importante présence de leurs communautés. L’instruction de niveau universitaire sera le premier critère pour la cooptation des candidats choisis préalablement par les associations des peuples autochtones.

Ma proposition demandera également la nomination obligatoire dans chaque gouvernement d’un ministre provincial pygmée dans les mêmes provinces. Voir plus tard un membre de la communauté pygmée être nommé membre du gouvernement national sera également une grande avancée démocratique dans « l’émancipation » de ces compatriotes.

La matérialisation de cette proposition-requête – qui ne doit pas être l’ardent vœu du seul individu Wina Lokondo, mais celui de tout Congolais ayant en lui les sincères sentiments d’humanité et d’égalité citoyenne -, serait un important signal de lutte contre la ségrégation et le racisme de la part de hautes autorités du pays, et également et surtout un message fort à envoyer aux enfants des pygmées qui auront ainsi et désormais des modèles représentantifs de leurs communautés au sein de différentes institutions politiques. Ce serait aussi pour eux un motif de croire à leur réelle appartenance à la communauté nationale et à la nécessité d’entreprendre de grandes études qu’ils n’effectuent pas aujourd’hui, dans leur large majorité, car n’en trouvant pas l’importance. A quoi sert, pour un jeune pygmée, de faire de longues études quand il sait que sa demande d’emploi et son C.V. ne seront jamais acceptés nulle part, quand il a comme avenir professionnel les métiers de pousse-pousseur, de veilleur de nuit, de creuseur de puits d’eau, de domestique, de simple manœuvre?

Laisser perdurer la marginalisation des « peuples autochtones », citoyens congolais de peau noire, est un déshonneur pour notre pays et retire aux Congolais la légitimité de décrier le racisme de l’homme blanc envers l’homme noir.

Wina Lokondo

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