Nouvelle loi sur la CENI: réforme ou réformette?

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Le 3 juillet dernier, le président Félix Tshisekedi a promulgué la nouvelle loi portant organisation et fonctionnement de la Commission électorale nationale indépendante (CENI). Proposée par Christophe Lutundula, actuel ministre des Affaires étrangères au sein du gouvernement dit de l’Union sacrée de la nation, cette loi a été adoptée le 4 juin à l’Assemblée nationale et le 11 juin au Sénat. Le 1er juillet, la Cour constitutionnelle l’a déclarée conforme à la constitution. Qu’a-t-on réformé? La prochaine CENI sera composée de 15 membres, au lieu de 13 précédemment, dont 7 membres du bureau au lieu de 6. Le quota de la société civile passe de 3 à 5 membres et le poste du deuxième vice-président est réinstauré. La nouvelle loi renforce également les conditions de désignation aux différents postes afin, croit-on, de garantir le caractère indépendant de la CENI.

Quand on sait que dans les démocraties de façade africaines, la Commission électorale nationale constitue une véritable Tour de Pise, toujours penchée du côté du détenteur de l’imperium; quand on connait l’expérience malheureuse voire désastreuse des trois consultations électorales organisées au Congo-Kinshasa depuis la Constitution promulguée le 18 février 2006, une seule question s’impose à l’esprit. La nouvelle loi peut-elle mettre un terme à l’inféodation de la CENI au pouvoir exécutif?

Avant de répondre à la question ci-dessus, il convient de souligner que le processus électoral ne m’est pas étranger. En 2004-2005, je l’ai piloté, suivant les standards internationaux, au niveau de la province de Lofa au Liberia, pour le compte de la plus grande organisation internationale au monde. Chargé de l’éducation civique et électorale des masses et de la formation du personnel électoral, je faisais partie, à cette échelle provinciale, d’une équipe de 12 staffs internationaux, venus des quatre coins du monde, couplés à 12 staffs nationaux de la Commission électorale nationale. J’avais été recruté à ce poste à la suite d’une interview et en raison de mon expérience dans la transmission des connaissances. Au moment du recrutement, j’étais, depuis 2002, conférencier à l’Infocycle-Cycle d’Information Générale, une formation multidimensionnelle organisée par la Coopération Technique Belge à Bruxelles et « donnant une bonne compréhension des problématiques et enjeux mondiaux qui s’avèrent importants sur le plan de l’aspiration à un monde plus juste ».

Lors de l’opération d’enregistrement des électeurs dont le résultat est facile à quantifier et évaluer, 10% était le pourcentage d’erreurs acceptables. Ma province était la seule à relever ce défi avec 9%. Dans les 14 autres provinces du Liberia, les pourcentages d’erreurs se situaient entre 12 et 46%. Fort de ce résultat, je serais intégré au groupe des formateurs internationaux et nationaux au niveau national pour toutes les premières étapes des formations en cascade des opérations électorales ultérieures, tout en regagnant chaque fois ma province pour réaliser les autres étapes de ces formations. Dans la perspective de l’organisation des élections générales de 2006 au Congo-Kinshasa, des compatriotes effectueront une mission d’études au Liberia. Le directeur du département électoral de mon institution, un Belge, leur fera part du résultat ci-dessus obtenu par une équipe œuvrant sous le leadership d’un Congolais. Mais ils ne chercheront même pas à me rencontrer; ce qui leur aurait permis d’être édifiés sur la stratégie mise en œuvre pour atteindre une telle performance. Plus tard, en 2015-2016, j’ai été également mêlé dans le monitoring du processus électoral dans un autre Etat post-conflit, toujours pour le compte de la même organisation internationale. Depuis plusieurs mois, je suis de nouveau plongé dans un tel monitoring, en plus de mes responsabilités premières liées au mandat de mon département. Qu’ai-je appris de cette expérience?

Dans la province de Lofa au Liberia vivent deux grandes ethnies dont la rivalité a souvent débouché sur des massacres: les Lorma et les Madingo. Les premiers sont chrétiens et se considèrent comme des autochtones tandis que les derniers sont musulmans et perçus par les premiers et les autres Libériens comme des allochtones. Le chef de la branche provinciale de la commission électorale était Lorma. Un jour, il me demanda d’organiser une séance spécifique d’éducation civique et électorale pour les notables de son ethnie. Face à mon rejet de sa requête, il m’expliqua que la veille, ces notables l’avaient rencontré pour lui demander d’abuser de son pouvoir de manière que le sénateur senior soit un des leurs, chaque province devant élire deux sénateurs dont un senior et un junior. Pour que mon institution ne soit pas soupçonnée de partialité ou n’alimente des théories du complot, cette séance fut organisée mais avec les notables de toutes les ethnies.

Les participants ont appris que les équipes chargées de ramasser les plis scellés des procès-verbaux des résultats des élections de tous les bureaux de vote de la province seraient des couples composés d’un staff national et un staff international. Au chef-lieu de la province, l’ouverture des enveloppes scellées et la compilation des résultats seraient publiques, en présence des témoins des partis politiques et des observateurs de la société civile et internationaux. Les résultats provinciaux seraient transmis au siège de la commission électorale nationale dans la capitale Monrovia par deux canaux différents: physiquement par les branches provinciales de la commission et électroniquement par mon institution. A partir de chaque province, les staffs électoraux nationaux et internationaux seraient en mesure de suivre au quotidien l’annonce progressive des résultats à l’échelle nationale. Après m’avoir suivi et posé des questions, tous les notables pouvaient mesurer l’étendue de la transparence du système électoral qui tranchait avec l’obscurantisme de la tradition électorale de leur pays. Quelle leçon le Congo-Kinshasa peut-il tirer du processus décrit ci-dessus afin que la vérité des urnes soit annoncée par la CENI à la fin des cycles électoraux ultérieurs?

De même que la République Démocratique du Congo n’est démocratique que de nom depuis que le président Laurent-Désiré Kabila l’a rebaptisée ainsi après sa prise de pouvoir par la force en mai 1997, pouvoir dont son « fils » Joseph Kabila Kabange avait hérité à son assassinat en janvier 2001, la Commission nationale électorale indépendante n’est indépendante que sur papier. Des élections générales de 2006 à celles de 2018, en passant par celles de 2011, la CENI a été aux ordres du détenteur de l’imperium en dépit de la diversité des origines de ses membres. Les résultats provisoires et définitifs annoncés respectivement par la CENI et la Cour constitutionnelle – elle-même également aux ordres – ont toujours été aux antipodes de la vérité des urnes, voire de la loi électorale elle-même, comme en 2018. Dès lors, la réforme-clé à mener passe par l’identification de la manière dont s’exprime ce banditisme d’État, orchestré en toute impunité par celui-là même qui est censé jouer le rôle constitutionnel d’assurer le bon fonctionnement des institutions de la république.

Même quand il ne donne pas de lui-même l’image d’un prédateur, à l’instar de Mobutu Sese Seko ou de Joseph Kabila Kabange, un président de la république peut facilement acquérir une immense fortune partout au monde et surtout dans des bidonvilles planétaires que sont les Etats d’Afrique sub-saharienne. Comme il a le dernier mot sur la prise des décisions majeures engageant l’État, il peut se laisser corrompre par les grandes puissances, les multinationales et les grands groupes financiers mondiaux. Du haut de sa fortune, il peut à son tour corrompre des hauts commis d’Etat pour son intérêt personnel, au détriment de l’intérêt général. Joseph Kabila a un jour ironisé sur les accusations de manipulation des processus électoraux qui pesaient sur lui en déclarant que depuis 2006, la CENI est dirigée par des « hommes de Dieu ». Homme du sérail pendant un certain temps, Vital Kamerhe avait une fois expliqué le fonctionnement du régime Kabila, à chaque décision importante de la vie de la nation, en ces termes: « L’argent va circuler ». Dans ce domaine, force est de constater que Félix Tshisekedi est allé à la bonne école de l’administration Kabila. L’élève a même dépassé le maitre. Car, l’argent a circulé pour qu’il passe du statut que Joseph Kabila avait créé pour lui à travers les résultats des élections de décembre 2018, c’est-à-dire un président de la république pour amuser la galerie, au détenteur de l’imperium qu’il est devenu après deux ans, avec en plus l’appui des Yankees.

Au Congo-Kinshasa, la corruption ou l’achat des consciences est facilitée avant tout par l’abâtardissement du peuple et de ses élites, amorcé par le régime Mobutu, exacerbé sous Joseph Kabila et banalisé sous l’administration de Félix Tshisekedi en dépit de sa volonté affichée de combattre l’impunité et de construire l’Etat de droit. L’existence des partis politiques qui n’ont de parti que le nom est un autre puissant levier sur lequel s’appuie la corruption au plus haut niveau de l’Etat. Ce n’est donc pas pour des raisons idéologiques ou les beaux yeux de Kabila que les membres de la CENI pouvaient aller à l’encontre de la vérité des urnes, mais pour l’argent du peuple que le détenteur de l’imperium gère suivant une tradition néo-patrimonialiste bien assumée.

Certes, la loi électorale prévoit un dispositif censé permettre aux candidats et partis politiques lésés d’introduire des recours auprès de la Cour constitutionnelle. Mais les preuves leur font souvent défaut parce qu’ils ne peuvent déployer leurs témoins dans tous les bureaux de vote afin d’obtenir des copies des procès-verbaux des dépouillements des bulletins de vote. Cette faiblesse peut être corrigée par trois dispositifs légaux. Le premier créerait une structure de la société civile chargée de recevoir et de compiler les résultats des votes aux niveaux régional et national. Le deuxième rendrait transparente la compilation progressive des résultats sur les sites Internet de la CENI et de la société civile à ces deux niveaux; ce qui serait accessible à une large frange de la société au moment où l’accès à Internet se démocratise de plus en plus. Et le troisième consisterait à confronter la compilation de la CENI avec celle de la société civile et à vider tout contentieux avant l’annonce des résultats provisoires par la CENI. La responsabilité de la CENI, « organiser, en toute indépendance, neutralité et impartialité des scrutins libres, démocratiques et transparents » et « transmettre les résultats provisoires à la juridiction compétente pour proclamation des résultats définitifs », ne signifie nullement donner à la CENI le droit de gérer la compilation des résultats à l’abri des regards extérieurs jusqu’à leur annonce provisoire.

La transparence dans le processus de compilation des résultats. Voilà ce que doit rechercher avant tout toute réforme de la CENI afin d’obtenir de meilleurs résultats de celle-ci, qu’elle soit baptisée indépendante ou non. Quand on sait que les manipulations sont déjà à l’œuvre lors de l’élaboration du fichier électoral, il va sans dire que le processus transparent décrit ci-dessus doit s’étendre également à ce niveau-là. Pour passer des réformettes aux réformes, le jeu électoral au Congo-Kinshasa et ailleurs en Afrique subsaharienne doit s’apparenté à un match de football, avec la CENI dans le rôle d’arbitre, la société civile dans celui de juge de touche et le peuple comme spectateurs suivant attentivement l’évolution de la compétition. Rien de tout cela n’est garanti par la nouvelle loi sur la CENI. « Qui a bu, boira », dit un proverbe. Félix Tshisekedi, qui a corrompu députés et sénateurs pour briser la camisole de force cousue par son diabolique prédécesseur, aura beau jeu de rééditer son exploit en face de la CENI. Et ce n’est pas par hasard que la Cour constitutionnelle, juge suprême des compétitions électorales, elle est dirigée par un « frère ethnique ». Pour Tshisekedi comme pour ses prédécesseurs, le national tribalisme reste le moteur par excellence du pouvoir. Avec la nouvelle loi sur la CENI, une véritable réformette, il n’y a donc rien de substantiellement nouveau sous le ciel politique congolais.

Mayoyo Bitumba Tipo Tipo

Happy
Happy
0 %
Sad
Sad
0 %
Excited
Excited
0 %
Sleepy
Sleepy
0 %
Angry
Angry
0 %
Surprise
Surprise
0 %