Plaidoyer pour une alternative aux simulacres de démocratie en Afrique

Mayoyo Bitumba Tipo Tipo

Troisième & dernière partie: Alternative possible aux simulacres de démocratie

De tous les systèmes politiques connus à ce jour, la démocratie est le moins mauvais et le plus en phase avec la dignité humaine. Aussi fait-on sa promotion à travers le monde entier. Mais d’où vient la démocratie? Comment a-t-elle été inventée et par qui? L’Afrique a-t-elle apporté un quelconque apport dans cette invention? Peut-elle réussir dans ses tentatives de démocratisation alors qu’elle a déjà échoué à deux reprises, au lendemain des indépendances et depuis la fin de la guerre froide? Si oui, à quelles conditions?

Ce qui frappe l’esprit quand les élites africaines envisagent la démocratisation de leurs Etats, c’est leur ignorance du passé précolonial africain en matière d’organisations politiques. Cette inculture est véhiculée, par exemple, dans une communication audio circulant dans les réseaux sociaux congolais (RDC) à la suite de la condamnation à sept ans de prison, le 13 septembre 2023, de Jean-Marc Kabund, ancien chef du parti présidentiel et vice-président de l’Assemblée nationale, arrêté le 9 août 2022 pour outrage au chef de l’Etat, offense au chef de l’Etat et aux institutions de la République et propagation de faux bruits. Fulminant contre ce qu’il considère à juste titre comme un procès essentiellement politique et indigne d’une démocratie, d’autant plus que la sanction prononcée par la Cour de cassation, en premier et dernier ressort, est supérieure aux trois ans de prison qui avaient été requis par le ministère public, l’un des avocats du condamné remet en cause l’existence de la démocratie dans son pays: « La démocratie vient de la Grèce et de la civilisation occidentale et la royauté vient de nos coutumes. Nous avons un pouvoir royal qui vient de nos coutumes ».

Pourtant, la démocratie est née d’une observation universelle partout où il y avait de l’homme avant que les Européens ne se lancent à la rencontre d’autres peuples au monde. Quand quelqu’un dispose d’une parcelle de pouvoir dans un groupe, il a tendance à en abuser. Pour éviter un tel scenario, la rationalité humaine s’est exprimée sous différentes formes mais toujours suivant la même logique, celle de la célèbre phrase du premier des quatre grands philosophes des Lumières, Montesquieu (1689-1755), tirée de son ouvrage « L’Esprit des Lois » (1748): « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir ».

A. Démocratie dans l’Afrique précoloniale

La démocratie n’est ni occidentale, ni étrangère aux sociétés africaines traditionnelles. Ce qui est occidental, c’est la démocratie multipartite et conflictuelle. C’est la forme et non le fond. Comme l’avait fait remarquer le président Mobutu, qui n’avait malheureusement pas su joindre l’acte à la parole, « pour décrire nos sociétés traditionnelles négro-africaines, ethnologues et sociologues ont inventé le concept de démocratie existentielle » (1). Il ne s’agit pas ici de rendre un hommage facile à l’Afrique précoloniale. Celle-ci, on le sait, n’était ni un paradis, encore moins un enfer. C’était tout simplement une société humaine avec ses succès et ses travers. Parmi les travers, le professeur sud-africain Nicolaas Olivier signale que « même à cette époque-là, il y avait des chefs stupides, qui se croyaient assez braves pour agir à leur guise. Ils faisaient des choses étranges sans consulter quiconque, comme s’approprier le bétail du peuple, tuer sans raison, déclarer la guerre, s’emparer de jeunes filles de la tribu » (2). Une image qui colle bien à la peau de plusieurs dirigeants de l’Afrique post-coloniale.

Qu’il s’agisse d’Etats centralisés, de sociétés (pluri)-segmentaires (les tribus) ou encore d’entités villageoises, les sociétés traditionnelles africaines avaient réussi à mettre en place des mécanismes permettant au pouvoir d’arrêter le pouvoir, le plus souvent sous forme de conseils de notables dont le pouvoir de contrôle pouvait aller jusqu’à l’éviction du chef. Le professeur Olivier, qui a étudié ce système politique de fond en comble, brosse le portrait d’un chef chez les Bantou: « Le chef est entouré et soutenu par des groupes et institutions variés qui l’empêchent de devenir un chef abusif et qui font du gouvernement bantou un type particulier de démocratie, bien que ne reposant pas sur le principe des élections libres et sur le vote individuel ou collectif ». Dans l’exercice de ses fonctions, « le chef ne peut passer outre aux sentiments de son peuple, ni à l’influence de ceux qui le conseillent, faute de quoi, c’est la chute qui l’attend » (3). De son côté, Jean-Baptiste Brausch (1915-1964), ethnographe et administrateur colonial belge d’origine britannique, relève que « les institutions gouvernementales traditionnelles reposent sur trois éléments: la libre expression de l’opinion publique, [étouffée par plusieurs régimes africains depuis les indépendances], l’accord unanime dans l’intérêt de l’unité du groupe et la personnalité du chef dont le rôle est celui d’un médiateur plus que d’un dictateur. L’opinion publique est souvent consultée par le moyen de réunions de la population – ou de ses délégués si la circonscription est trop étendue – avant toute décision qui engage les intérêts de la communauté » (4).

Pour faire face aux abus du pouvoir, l’Africain, qui savait comme tous les autres peuples du monde que le pouvoir corrompt et enivre, avait inventé des mécanismes de déposition. Au sujet du pouvoir royal chez les Kuba au Congo-Kinshasa, par exemple, le Belge Jan Vansina (1929-2017), l’un des plus grands historiens mondiaux de l’Afrique enseigne que « le conseil de couronnement, Ibaam, n’intervient qu’en cas de crise grave. Il peut convoquer le roi, lui dicter une ligne de conduite et, si celle-ci n’est pas suivie, on pense que le conseil peut ordonner le meurtre du roi. Mais la dernière garantie du peuple contre la tyrannie réside dans les charmes nationaux. Aucun roi ne peut ignorer les limites de son pouvoir. D’ailleurs, lors de son investiture, on lui rappelle par trois fois que la tyrannie mène à la mort » (5). On retrouve presque le même mécanisme quand Kenneth S. Carlston, professeur à l’Université d’Illinois aux Etats-Unis, décrit le Kirikiri, processus de déposition du chef chez les Yoruba, dans l’actuel Nigeria: « Une foule défilait dans la ville ou dans la campagne l’insultant haut et fort, pour finir devant sa résidence sur laquelle elle lançait de la terre et des pierres. S’il ne quittait pas le pays ou ne se suicidait pas dans le délai de trois mois, un groupe choisi d’hommes s’emparait de lui et le mettait à mort » (6).

B. Contours d’une alternative possible

L’Afrique précoloniale avait réussi à mettre en place des systèmes politiques démocratiques. Mais dès qu’on prononce le mot démocratie dans l’Afrique contemporaine, les élites intellectuelles et politiques, conditionnées par l’idéologie coloniale qui avait ravalé systématiquement les cultures africaines au rang de la sauvagerie, se mettent à imiter aveuglément les Occidentaux parce qu’elles s’imaginent, à tort, que la démocratie est une invention occidentale. Elles foncent têtes baissées vers les élections alors même que leur mimétisme détruit leurs sociétés. Partant de ce constat, connaissant l’héritage culturel africain en matière de démocratie ainsi que la nature du mal dont souffre les Etats africains depuis les indépendances, nous n’avons d’autre choix que de réfléchir sur des alternatives à la démocratie venue d’ailleurs et dont les dégâts ne sont plus à démontrer. D’emblée, notre vision jette aux orties les partis politiques qui en Afrique ne sont généralement que des coquilles vides. Il est d’ailleurs ridicule que les Africains copient les idéologies occidentales, suspendues en l’air en Afrique puisque n’ayant aucun lien avec le vécu des populations, au moment où ces idéologies sont en crise en Occident même.

Non partisane, la démocratie au Congo-Kinshasa devrait être basée sur la province, car le sentiment d’appartenance régionale est bien ancré dans la conscience collective des populations. En effet, de l’indépendance à ce jour, le tandem ethnicité-régionalité a toujours été un élément incontournable dans la composition de tout gouvernement. A ce sujet, donnons la parole à Lunda-Bululu, nommé premier ministre du premier gouvernement de transition sous Mobutu (1990-1991): « Mon attention a naturellement été attirée par la compétence et l’intégrité comme critères de choix des ministres et secrétaires d’Etat. Enfin, le paramètre de l’équilibre régional n’a pas été absent des préoccupations de ceux qui, avec moi, ont réfléchi sur la composition de l’exécutif. Il convient, en effet, de sauvegarder les équilibres entre les régions au niveau de la gestion de l’Etat pour pouvoir consolider l’unité nationale » (7). On notera que le même souci a nourri les débats et guidé la composition du gouvernement issu de l’Accord global et inclusif sur la Transition sous Joseph Kabila, signé à Pretoria (République d’Afrique du Sud) le 16 décembre 2002. Avant cela, il a guidé toutes les formations de gouvernement tout au long du mobutisme triomphant.

Le drame du Congo-Kinshasa et de l’Afrique subsaharienne réside dans le fait que le discours sur la compétence et l’intégrité a toujours été un rideau de fumée. Il n’est un secret pour personne que presque partout, les hauts commis de l’Etat, à l’exception de ceux imposés de l’extérieur, sont choisis surtout en raison de leurs relations privilégiées avec le détenteur de l’imperium voire de leur obséquiosité envers ce dernier. Quant à l’équilibre régional et à l’unité nationale, les gouvernants se préoccupent davantage de créer l’illusion plutôt que de les construire. Créer une véritable représentativité régionale et, partant, une véritable unité nationale, constitue pourtant le défi majeur auquel les élites africaines doivent faire face. Responsabilité que nous osons assumer, en inventant l’architecture institutionnelle articulée dans les lignes qui suivent.

1. Le pouvoir législatif

Dans notre ouvrage d’où est tiré cet appareillage politique, « L’Ajustement politique africain. Pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa » (Paris, L’Harmattan, Montréal, L’Harmattan Inc., 1999, 284 pages), nous écrivons ce qui suit au chapitre des élections législatives: « Au Congo-Kinshasa, on veillerait d’abord à rehausser les districts actuels, à l’exception de ceux du Bas Congo et du Nord et Sud-Kivu, au rang de province, comme l’avaient décidé les législateurs à la suite de la révision constitutionnelle du 9 mars 1962 et les forces vives de la nation à la conférence nationale souveraine (août 1991-décembre 1992). La réduction de la taille des provinces présenterait l’avantage de rapprocher les gouvernés des gouvernants et permettrait aux premiers de mieux sanctionner les derniers. Cette préoccupation, est-il besoin de le rappeler, est au cœur de tout système démocratique. Désormais, c’est chose faite à travers la mise en œuvre, en août 2015, de la réforme administrative en vertu de laquelle le nombre de provinces est passé de 11 à 26. Cependant, il convient de souligner l’impréparation et la précipitation de cette réforme, pourtant capitale, par l’administration Joseph Kabila qui semblait plus préoccupée à régler des comptes à un allié devenu rebelle, à savoir le gouverneur de la province du Katanga, Moïse Katumbi Chapwe ».

Les élections législatives se dérouleraient au suffrage universel direct comme du temps du Mouvement Populaire de la Révolution (MPR) Parti-Etat, à cette différence qu’aucune candidature ne serait écartée pour des motifs inavoués. Chaque commune ou territoire fournirait à l’Assemblée nationale des représentants au prorata de sa population. Si la constitution prévoit une deuxième chambre, pour apaiser les craintes des provinces moins peuplées au sujet de leur éventuelle domination par d’autres plus peuplées, celle-ci se composerait d’un même nombre de représentants par province. Comme les députés, les sénateurs seraient élus au suffrage universel direct.

Il serait sans doute utile de souligner que le fait d’être constituées non pas par des partis politiques mais par des citoyens, qui se seraient bien défendus auprès de leurs électorats respectifs en raison de leurs valeurs personnelles, n’empêcherait nullement que les deux chambres soient traversées par des courants de pensée nés des enjeux sociaux, économiques et politiques propres au pays, lesquels solliciteraient l’adhésion des élus, avec cet avantage que celle-ci serait sincère et plus démocratique. Cela rendrait le jeu politique plus ouvert et dynamique que dans les chambres occidentales où, le rapport majorité/opposition aidant, l’on se contente souvent de battre le rappel des troupes sur les votes, les élus se conduisant alors non pas comme des êtres humains votant en âme et conscience mais comme des moutons suivant les consignes des chefs de leurs partis. Il convient également de noter que par province, nous entendons non pas la province d’origine mais celle de la première résidence du candidat; ce qui permettrait de mettre un terme au mépris des habitants de l’arrière-pays par les citadins qui ne voit en eux que du bétail électoral.

De 2002 à 2004, nous avons partagé notre vision de la démocratie comme conférencier à l’Information Générale ou Infocycle, une formation à l’analyse et à la compréhension des enjeux mondiaux, organisée mensuellement par la Coopération Technique Belge depuis plus de cinquante ans. Lors d’une de mes conférences, un participant nous avait fait remarquer qu’il serait plus approprié de remettre à l’honneur le Conseil des notables dont le rôle était de contrôler et de sanctionner le roi ou l’empereur dans les Etats d’Afrique précoloniale. Depuis lors, nous ne jurons que pour cet organe en lieu et place du Sénat. Nous allons exposer plus loin sa composition et ses fonctions.

2. Le pouvoir exécutif

Au niveau de l’exécutif, il convient d’abord de souligner deux réalités importantes. La première est que les sociétés africaines ne connaissent pas la notion de chef irresponsable. Avoir un premier ministre responsable et un président de la république irresponsable, c’est tomber dans le piège de la transplantation des institutions occidentales. Nous savons combien l’Afrique a souffert et continue à souffrir de cette greffe. Conscient de la difficulté, l’ancien ministre français de la Coopération, Jacques Godfrain, conseille: « Les cohabitations, par exemple, sont beaucoup plus difficiles à vivre au début d’un processus de démocratisation qu’après deux cents ans de multipartisme. Les formules constitutionnelles appliquées en Afrique doivent en tenir compte afin d’éviter ce genre d’obstacles, qui aux yeux de la population, ternissent l’image même de la démocratie » (2,1). Par ailleurs, le poste de Premier ministre en Afrique sert surtout à couvrir le Président de la République qui, ne pouvant rendre compte de la gestion de l’Etat auprès des élus du peuple, peut ainsi se livrer à toutes sortes d’intrigues, la prédation en premier lieu, en toute tranquillité et impunité.

Seconde réalité, aujourd’hui comme hier, quand un gouvernement se forme à Kinshasa, on fait le compte de ministres par province et non par parti politique. La raison est simple. Les idéologies importées de l’Occident, qui n’ont aucune prise sur le vécu des citoyens, ne mobilisent personne, à commencer par les élites importatrices elles-mêmes. Cependant, les entités administratives, qui sont créatrices d’identités, mobilisent la population. L’expérience démontre clairement, surtout sous l’administration de Joseph Kabila, que chaque nomination à un poste politique ou administratif est suivie des célébrations non pas au niveau du parti mais à celui du territoire ou de la province où se retrouvent dans la gaieté des personnalités pourtant issues des partis différents voire antagonistes. Chacun s’imagine que son territoire est ainsi représenté au pouvoir national. Mais en réalité, il ne s’agit que d’une illusion de représentativité.

Pour créer une réelle représentativité, il conviendrait d’attribuer un grand rôle aux élus des législatives dans la formation du pouvoir exécutif. Dans chaque province, ils se réuniraient en conseil ou caucus. La course à la présidence de la république se déroulerait en trois temps. D’abord, les candidatures seraient reçues, examinées suivant des critères déterminés par la loi et sélectionnées à travers un scrutin indirect au niveau du caucus ou conseil provincial, chaque province devant retenir un seul candidat. Ensuite, les candidats de différentes provinces se retrouveraient dans la capitale pour se vendre cette fois-ci auprès de tous les députés nationaux qui voteraient pour les trois meilleurs candidats. Enfin, ces derniers solliciteraient en un tour le suffrage universel de toute la nation. A ce stade, chacun d’eux se choisirait un adjoint de sexe opposé, futur(e) vice-président(e), forcément dans une autre province que la sienne. La nation veillerait à ce que les trois candidats bénéficient de mêmes chances au cours de la campagne électorale. En termes clairs, il leur serait interdit de recourir à leurs propres ressources et l’Etat mettrait à la disposition de chacun d’eux les mêmes moyens logistiques et financiers. Car en Afrique, il n’y a jamais eu d’élections présidentielles justes. Le président sortant ou son dauphin bat campagne avec tous les moyens de l’Etat tandis que ses rivaux se contentent de moyens de bord. Confrontés à cette injustice, les Africains restent impuissants comme s’il s’agissait là d’une fatalité alors qu’ils sont en face d’un problème de gouvernance qui nécessite une solution de leur part. Et pour que l’élection ne soit pas vécue comme un combat au couteau, pour qu’elle ne déchire pas le tissu social comme dans le cadre de la démocratie partisane et conflictuelle, pour qu’elle soit transparente, crédible et, pourquoi pas, festive, elle ne devrait connaître aucun perdant véritable. Les trois meilleurs candidats se battraient pour trois présidences : celle de l’Assemblée nationale pour le troisième, du Conseil des notables pour le deuxième et de la République pour le premier. Notons que le double filtrage des candidats avant l’élection présente un net avantage par rapport aux démocraties « banania » dans lesquelles tout chef de parti ou « ligablo » peut devenir candidat à l’élection présidentielle sans le moindre filtre.

Dans la formation du gouvernement, le président de la république et le vice-président n’auraient pas les mains entièrement libres. D’abord, ils aligneraient un nombre identique de ministres par province. Ensuite, ils ne pourraient composer l’équipe gouvernementale qu’en puisant dans des assiettes de candidats ministrables que leur tendraient les différents caucus ou conseils provinciaux. Si l’on veut qu’il y ait un choix de leur part, il va de soi que l’assiette, constituée après un vote du caucus ou conseil provincial, devrait contenir au moins le double du nombre auquel chaque province aurait droit. L’élément de force du chef de l’Etat et chef de l’exécutif se limiterait donc à ce choix et à son droit de révoquer les ministres et à remanier le gouvernement. L’objectif visé par une telle disposition serait d’affaiblir le président de la république qui, par voie de conséquence, ne pourrait distribuer à ses copains, membres de famille, frères ethniques et/ou provinciaux et bien d’autres animaux politiques ni puissance, ni gloire, ni richesse, afin de prévenir le clientélisme, le régionalisme, le tribalisme et le népotisme et leur corollaire, le large Etat de non-droit. Rappelons que tous ces fléaux sont énumérés dans le préambule de l’actuelle Constitution du Congo-Kinshasa, mais que loin de les combattre par des dispositions appropriées, les Articles de la Constitution relatifs aux nominations aux emplois politiques et administratifs par le président de la république et le premier ministre comptent naïvement sur la bonne foi de ces deux hommes politiques.

Concernant la révocation des ministres et des autres hauts fonctionnaires de l’Etat, on veillerait à ce que celle-ci ne se fasse pas sans l’approbation du conseil des notables afin d’éviter qu’ils ne soient démis pour un oui ou pour un non, ou encore pour une histoire de cuisses, autant des motifs que les régimes autocratiques ou hybrides africains habillent sous des expressions aussi élégantes que creuses: « haute trahison », « manquement grave à la discipline du parti », etc. A chaque révocation d’un ministre, son caucus ou conseil provincial présenterait au chef de l’Etat une nouvelle assiette de candidats ministrables. L’entrée de tout nouveau ministre laisserait au président de la république la latitude de remanier le gouvernement à sa guise. Dans un tel système, il serait plus indiqué que ce dernier ne dispose pas du droit de dissoudre l’Assemblée nationale. Si celle-ci lui devenait hostile, il n’aurait d’autre choix que de démissionner ou de retrouver coûte que coûte la faveur des députés.

Il ne suffit pas d’élire le chef de l’Etat et chef de l’exécutif. Encore faut-il avoir la possibilité de le démettre à tout moment pour incapacité, incompétence, corruption et non-respect de la loi fondamentale. Les constitutions de toutes les démocraties mimétiques offrent cette possibilité. Mais confrontées à la réalité, elles s’avèrent incapables de mettre en branle les mécanismes de déposition du chef, alimentant ainsi la violence et l’instabilité politiques. L’énorme pouvoir discrétionnaire du détenteur de l’imperium dans les nominations aux postes tant politiques qu’administratifs est la raison d’être de ce blocage, car ce pouvoir le place automatiquement au-dessus de la loi. Ne pouvant nommer et démettre les ministres et les autres hauts commis de l’Etat à sa guise, le président de la république pourrait enfin être facilement écarté du pouvoir par des mécanismes légaux. Pour que cela se fasse paisiblement, il conviendrait de le remplacer par un(e) citoyen(ne) de sa province afin que sa révocation ne soit pas ressentie comme une humiliation collective par celle-ci et la pousser dans une aventure sécessionniste. Un tel remplacement ne nécessiterait pas une élection au suffrage universel. Deux scrutins indirects au caucus ou conseil provincial et au niveau de l’Assemblée nationale pourraient suffire pour ne pas imposer à l’Etat de trop lourdes charges financières, car le rôle du remplaçant reviendrait à mener à terme le mandat du chef révoqué ou décédé en cours de mandat. Le caucus ou conseil provincial du président à remplacer pourrait fournir une assiette de trois candidats et l’Assemblée nationale élirait ensuite le remplaçant.

3. Conseil des notables

Des élections au suffrage indirect ont eu lieu au niveau des caucus ou conseils provinciaux. Les députés ont élu le candidat de chaque province à l’élection présidentielle. A l’exception des trois d’entre eux qui iraient jusqu’au suffrage universel, tous les autres sont des ressources à ne pas négliger. Ils vont composer le Conseil des notables. Selon l’ordre d’arrivée, on peut prendre les premiers ou les deux premiers de chaque province. Il va de soi que dans les provinces qui auront donné à la nation les trois présidents de la République, du Conseil des notables et de l’Assemblée nationale, ceux-ci seront remplacés au Conseil des notables par les candidats qui seront arrivés en seconde et/ou troisième positions lors des élections des candidats à l’élection présidentielle au niveau des caucus ou conseils provinciaux.

Depuis les indépendances, le poste de président de la république est celui qui offre le plus grand potentiel de prédation. Partout en Afrique, on voit comment les présidents et les membres de leurs familles biologiques deviennent immensément riches sans cause. Mais toutes les Constitutions africaines ont leur correspondant de l’Article 69 de la Constitution congolaise: « Le Président de la République est le Chef de l’Etat. Il représente la nation et il est le symbole de l’unité nationale. Il veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions ainsi que la continuité de l’Etat. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire, de la souveraineté nationale et du respect des traités et accords internationaux ». Que le Président de la République soit le Chef de l’Etat; qu’il représente la nation et qu’il soit le symbole de l’unité nationale, cela se comprend aisément. Mais il n’y a pire idiotie que de lui accorder également le droit de veiller au respect de la Constitution, d’assurer par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions ainsi que la continuité de l’Etat. Ces droits doivent revenir au Conseil des notables afin de mieux surveiller les faits et gestes de celui ou celle qui gère au quotidien les affaires de l’Etat.

Comme déjà annoncé dans la composition du gouvernement, il appartiendrait non pas au président de la république mais au Conseil des notables de veiller à l’équilibre entre les provinces. Ce rôle devrait s’étendre de manière à assurer également la neutralité de l’administration publique, le caractère apolitique des forces de sécurité et de défense, le renforcement des lois à voter afin de rendre effectif la chasse au clientélisme, au favoritisme tribalo-régional et au népotisme dans toute parcelle du pouvoir d’Etat, notamment à la présidence de la république, dans les cabinets ministériels, les ambassades, les entreprises du portefeuille, etc. etc.

4. Le pouvoir judiciaire

Nous l’avons déjà souligné dans le procès que nous avons engagé contre la Constitution congolaise dans la deuxième partie de cette série de trois articles, partie intitulée Préalables pour un changement de paradigme. Nous avions appelé à la barre l’Article 82: « Le Président de la République nomme, relève de leurs fonctions et, le cas échéant, révoque, par ordonnance, les magistrats du siège et du parquet sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature ». Nous avions expliqué comment cet article ouvre un boulevard au clientélisme, au régionalisme, au tribalisme et au népotisme; ce qui explique l’instrumentalisation facile de la justice par le détenteur de l’imperium. Pour garantir l’indépendance de l’appareil judiciaire, il conviendrait de faire sauter cet article afin que la sélection de tous ces hauts commis de l’Etat relève du pouvoir du Conseil des notable travaillant de concert avec la Conseil supérieur de la magistrature.

Le rôle du président de la république dans les nominations aux emplois dans l’appareil judiciaire, comme dans tous les autres corps constitués de l’Etat, se limiterait à leur signature. Mais puisqu’il assure la gestion au quotidien des affaires de l’Etat, la Constitution devrait lui reconnaitre le droit de relever de leurs fonctions et, le cas échéant, révoquer les hauts commis de l’Etat, mais en motivant sa démarche auprès du Conseil des notables et en sollicitant son quitus après que celui-ci ait auditionné non pas le président mais les avocats de la présidence de la république et les hauts commis d’Etat concernés.

Conclusion

A l’instar des autres Etats africains, le Congo Belge, qui portait bien son nom, était la chose des colonisateurs belges. Ceux-ci avaient aplati toutes les différences et contradictions inhérentes à la juxtaposition de populations, en les soumettant à une centralisation forcée exogène. Les identités ethniques ou régionalistes ont été ignorées (voire instrumentalisées quand nécessaire) mais elles ont survécu et prospèrent en temps d’incertitude. Dès l’instant où les Congolais et les autres Africains avaient pris conscience de l’irrespect comme fondement de toute entreprise coloniale ou despotique, leur émancipation de cette camisole de force passait par un ajustement politique indispensable, qui devait prendre en compte tous les niveaux de la société africaine et notamment l’ethnie ou la région. Or, des indépendances à ce jour, la réflexion qui devait transformer les Etats, issus d’une tradition étrangère et non du jeu propre aux groupes sociaux africains, attend d’être menée; ce que nous venons de réaliser à travers notre plaidoyer pour une alternative aux simulacres de démocratie en Afrique.

Pour refonder l’Etat africain afin de le rendre démocratique ou au service des peuples, nous avons articulé notre plaidoirie en trois parties. La première, intitulée Diagnostic, passe en revue les raisons couramment avancées pour expliquer l’échec des processus de démocratisation en Afrique, à savoir l’immaturité des Africains, qui seraient imperméables à toute idée de patrie, et le caractère dit artificiel des Etats africains prétendument pour n’avoir pas des langues communes, à part celles des colonisateurs, parlées par des minorités, et parce que certaines ethnies seraient dispersées dans plusieurs Etats. Après avoir invalidé ces raisons, nous avons noté que la cause principale de l’effondrement africain généralisé est à rechercher dans la démission des élites locales face aux tares du modèle politique hérité de la colonisation. Dans la construction des systèmes politiques démocratiques, celles-ci ne prennent pas la peine de revisiter leur histoire et leur culture. Plus grave, elles ne tiennent pas compte de la diversité du tissu social pourtant sublimée, par exemple, dans le préambule de la Constitution congolaise: « Affirmant notre détermination à sauvegarder et à consolider l’indépendance et l’unité nationales dans le respect de nos diversités et de nos particularités positives ».

Face au statu quo ou à l’immobilisme de l’Etat en Afrique, trois préalables nous ont paru nécessaires pour tout changement de paradigme; ce qui a constitué la deuxième partie de notre plaidoirie. D’abord, nous avons intenté un procès aux constitutions actuelles qui articulent les systèmes politiques africains afin d’éclairer leurs faiblesses. Ensuite, nous avons identifié la grande problématique de l’Etat africain, l’existence de plusieurs ethnies au sein d’un même Etat; ce qui conduit, si on n’y prend garde, au national-tribalisme, un mal universel que d’autres nations ont réussi à éradiquer ou minimiser à leurs manières. Enfin, nous avons souligné la différence majeure entre la culture politique africaine et occidentale afin de mettre en lumière une évidence: la conflictualité chère aux appareillages politiques occidentaux ne s’exporte pas en Afrique, continent qui a toujours privilégié le consensus.

Partant de ce qui précède et revisitant les démocraties précoloniales africaines, nous avons conçu une alternative aux simulacres actuels de démocratie. Au Congo-Kinshasa, nous avons reposé celle-ci sur la province afin de passer de l’Etat hérité de la colonisation à celui d’ethnies unies. Nous avons créé un Caucus ou Conseil provincial réunissant les élus des législatives de chaque province. Nous avons accordé à cet organe le droit d’élire, au suffrage indirect, le candidat de la province à l’élection présidentielle ainsi que ses propres représentants à tous les niveaux du pouvoir central, dépouillant ainsi le statut de président de la république de sa trop grande capacité de patronage dans les corps constitués de l’Etat afin d’éviter les maux connus de tous mais que les simulacres de démocratie ne parviennent pas à éradiquer, à savoir le népotisme, le tribalisme, le régionalisme et le clientélisme ainsi que leur corolaire, le vaste Etat de non droit. Nous avons imaginé un deuxième filtre pour les candidats à l’élection présidentielle, l’élection des trois premiers par les représentants du peuple réunis dans la capitale. Nous avons remis en l’honneur le concept de Conseil des notables devant regrouper tous les candidats à l’élection présidentielle. Celle-ci a été conçue de manière à ne connaitre aucun perdant véritable, les trois candidats élus à cet effet devant solliciter le suffrage universel direct de la nation pour les trois présidences de l’Assemblée nationale, du Conseil des notables et de la République. Mieux, nous avons dépouillé le président de la république, poste qui se révèle être à très haute potentialité de prédation, du droit de veiller au respect de la Constitution et de celui d’assurer, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions ainsi que la continuité de l’Etat, rôles que devra jouer le Conseil des notables.

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Ecrivain & Fonctionnaire International

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(1) Jeune Afrique, n° 1845, 15 au 21 mai 1996, pp. 15-16.
(2) BA, A. H., Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence africaine, 1972, Postface.
(3) PEMOT, H., L’Afrique brûle! Le traditionalisme démocratique. De l’analyse à la conception, Tome I, Ivry, Nouvelles du Sud, 1995, p. 14.
(4) BUAKASA, G., Réinventer l’Afrique. De la tradition à la modernité au Congo-Zaïre, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 271.
(5) AKINOLA, A. A., Rotational presidency, Ibadan, Spectrum Books Limited, 1996.
(6) LUMUNA-SANDO, C. K., Zaïre. Quel changement pour quelles structures? Misère de l’opposition et faillite de l’Etat (La mémoire historique d’un peuple), Bruxelles, Ed. Africa Asbl, 1980, p. 413.
(7) MASSOZ, M., Le Zaïre authentique, Liège, Auto-édition, 1984, p.340.
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