Français et professeur de français, Benoît Gardonio examinant la question de savoir s’il existe une différence entre la perception et la réalité répond par l’affirmatif: « Oui, et pas qu’une seule! ». Car, poursuit-il, « notre perception de la réalité passe par un filtre perceptuel qui ne laisse en fait que très peu de place à la réalité. Toute perception du monde est un acte créatif. Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous sommes les acteurs de notre propre perception. La réalité est une mais la perception que nous en avons est plurielle. Parce que la perception est un processus qui n’est pas seulement biologique mais aussi cognitif, émotionnel et culturel. Donc il y a nécessairement une différence ». Directeur du Policy Institute du King’s College de Londres, Bobby Duffy lui répond en écho dans son ouvrage « The Perils of perception » qui « révèle un décalage important entre les réalités sociales et économiques et les perceptions que nous en avons ». Dans cet article, je vais illustrer l’ampleur de ce fossé ainsi que le danger qu’il représente dans la vie en société, en partant d’une réaction de chryso45 à ma réflexion sur « L’occupation du Congo-Kinshasa » (Congo Indépendant 19 mars 2020).
La problématique
Comme la plupart de mes compatriotes, je percevais tous les Tutsi vivant dans notre pays comme des réfugiés rwandais. Mais lors des recherches qui ont abouti à la publication de mon troisième livre « La Deuxième Guerre Occidentale contre le Congo. Offensive des médias et dessous des cartes » (Paris, L’Harmattan, 2006), je suis tombé sur les travaux de George Weis chez un bouquiniste du Quartier Matonge à Bruxelles: « Le pays d’Uvira. Etude de géographie régionale sur la bordure occidentale du lac Tanganika » (Bruxelles, Académie royale des sciences coloniales, classe des sciences naturelles et médicales, Mémoires, tome VIII, fascicule 15, 1959).
George Weis « fut professeur de géographie et de sciences sociales à l’Athénée royal d’Ixelles et également chargé de cours au Centre universitaire d’Anvers ». Diplômé licencié en géographie, il fut « un géographe de talent, auteur d’un manuel remarqué destiné aux athénées congolais »: « Géographie générale. Cycle d’orientation, 1ère année » (Namur, Wesmael-Charlier, 1966). Il avait eu « une chance tout à fait spéciale » d’être « envoyé, juste après [son] diplôme, faire une étude régionale de la zone montagneuse du rift accidentel du lac Tanganyka, au-dessus d’Uvira ». Dans son ouvrage, il indique que peu avant 1885, « quelques familles de pasteurs Tutsi, fuyant le Ruanda traversèrent la Ruzizi, pénétrèrent au Congo Belge et se fixèrent en premier lieu à Lemera dans la chefferie des Fulero au Sud-Kivu. Les descendants de ces émigrés gagnèrent la chefferie des Vira et y fondèrent les villages de Galye, Munanira, Kishombwe et Kalonge-Kataka, au-dessus des derniers villages Vira. L’immigration ne donna pas lieu à des réactions hostiles de la part des Vira parce qu’elle se localisa en dehors des terres occupées par ceux-ci ».
A la lumière de la définition de la nationalité congolaise d’origine, que celle-ci se réfère à la tribu, à l’ethnie ou au groupe ethnique, qu’elle remonte à 1885, 1908 ou à une autre année ultérieure, ces Tutsi-là sont des Congolais d’origine. Mais quand j’oppose cette réalité à chryso45, ce dernier m’accuse de « continuer à faire allusion aux ‘Tutsis congolais’ » alors qu’il « a démontré dans [son] blog » que la réalité des Tutsi congolais est « une assertion mensongère ». Il va plus loin. Il me met carrément dans le sac de « ces ‘intellectuels’ ou pseudo-lobbyistes congolais » qui tentent de « défendre la ‘cause’ d’une catégorie des originaires du Ruanda-Urundi, particulièrement celle de la classe sociale tutsi venue du Rwanda ».
La perception et son impact sur le jugement
Chryso45 me fait observer ce qui suit: « Citant George Weis, vous notez ‘quelques familles de pasteurs Tutsi, fuyant le Ruanda traversèrent la Ruzizi, pénétrèrent au Congo Belge et se fixèrent en premier lieu à Lemera dans la chefferie des Fulero au Sud-Kivu’. Mais, que signifie le verbe ‘fuir’? En français facile, c’est quitter un lieu en toute hâte. Question: de qui s’agit-il? Réponse: ‘quelques familles de pasteurs Tutsi’. Question: quel lieu ont-elles quitté à la hâte (fui)? Réponse : ‘le Ruanda’. Question: pour quelle destination? Réponse: le ‘Congo-Kinshasa’. Donc, leur identité (origine) est connue! le lieu de départ, aussi! Et la destination, également! Mais alors, comment pouvez-vous ainsi considérer ces ‘quelques familles de pasteurs Tutsi’ qui ont trouvé refuge […] au Congo-Kinshasa comme des ‘Congolais authentiques’ ou Congolais d’origine? Dans cette citation, il ne s’agit pas d’une reconnaissance, de la part de George Weis, de ces réfugiés qui fuyaient le Ruanda comme ‘Congolais authentiques’, loin s’en faut! ».
Est-il exact d’affirmer que des pasteurs Tutsi émigrant avant 1885 d’une partie du Rwanda actuel et entrant dans l’actuel espace Congo-Kinshasa allaient trouver refuge dans ce dernier pays alors même que le Rwanda et le Congo-Kinshasa n’existaient pas encore, alors même que les ancêtres du Congo-Kinshasa, c’est-à-dire le Congo Belge, l’Etat Indépendant du Congo ou encore, dans une moindre mesure, l’Association Internationale pour le Congo, n’étaient pas encore nés? Peut-on considérer ces Tutsi comme des réfugiés alors que la notion de réfugié est récente et remonte à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale?
Il y a plus intéressant. Le cadre temporel concerné ici est peu avant 1885, année de la tenue de la Conférence de Berlin où les frontières de ce qui deviendra Congo-Kinshasa seront présentées pour la première fois. Quand Weis et Chryso45 parlent respectivement du Ruanda et du Rwanda cette année-là, de quoi parlent-ils exactement? Une chose est certaine. Ils ne parlent pas du Rwanda actuel qui n’existait pas encore. Il n’est même pas certain qu’ils parlent du Royaume du Ruanda. Car celui-ci ne s’étendait pas sur tout le territoire du Rwanda actuel. Il se situait au centre et était entouré des royaumes dirigés par des monarques hutus. D’où venaient précisément ces pasteurs Tutsi? Du royaume du Ruanda ou d’un royaume dirigé par un Hutu? Personne ne le sait. Même si ces pasteurs s’étaient déplacés peu après 1885, c’est-à-dire à l’époque de l’Etat Indépendant du Congo, rien ne permet de conclure qu’ils venaient du Royaume du Ruanda. Ils pouvaient bien venir du Congo. Car en 1885, la frontière de l’Etat Indépendant du Congo se situait en plein espace actuel du Rwanda. C’est à partir de 1910 que des négociations entre Allemands et Belges l’ont ramenée à son emplacement actuel.
Chryso45 nie l’existence des Tutsi congolais pour deux autres raisons. La première est que le nom de leur tribu ne figure pas dans certains manuels sur l’ethnographie du Congo-Kinshasa. D’abord, jusqu’à ce jour, personne ne connait le nombre exact des tribus congolaises. Cela dépend d’un auteur à un autre. Ensuite, les Tutsi congolais ne constituent pas l’unique tribu qui serait oubliée par les grands ethnologues. Dans mon secteur, celui de Luniungu dans le territoire de Bulungu au Kwilu, les manuels d’ethnographie n’ont répertorié que quatre tribus: Bahungana, Bambala, Bangongo et Basongo. Pourtant, les Basamba existent et ont leur propre langue. Dans le gouvernement congolais actuel, l’unique ressortissant du secteur Luniungu est un Musamba.
Autre exemple. En 2014, j’ai séjourné pour la première fois à Libenge dans l’actuelle province du Sud-Ubangi. La sœur supérieure du couvent dans lequel j’avais loué une chambre m’avait fait rencontrer une communauté des Pygmées semi-sédentarisés au village Kambe, situé à 10 Km. Leur tribu, les Mbenga, n’est pas reprise dans les listes courantes des tribus congolaises. Jusqu’à ce jour, les Mbenga se jouent des frontières dans la forêt située entre le Congo-Kinshasa, le Congo-Brazaville et la Centrafrique. Quand un processus électoral les trouve dans tel ou tel autre de ces trois Etats, ils s’inscrivent comme électeurs quand on les oblige de le faire et ils votent. En 2015 et à la demande de leurs mères, j’ai adopté légalement trois fillettes de Kambe, après avoir prises en charge une année auparavant en les plaçant au couvent des sœurs pour leur donner la chance d’aller à l’école. Depuis 2017, elles évoluent très bien dans un internat des religieuses à Kinshasa, en attendant leur émigration en Belgique dans le cadre de regroupement familial. Si mes ancêtres me prêtent vie, elles vont devenir les premières personnes lettrées de leur tribu et peut être jouer un grand rôle demain au pays. Faut-il remettre en cause la nationalité congolaise d’origine des Basamba et des Mbenga parce que les noms de leurs tribus ne figurent dans aucun manuel d’ethnologues?
La deuxième raison justifiant la négation de l’existence des Tutsi congolais résiderait dans le fait que ceux-ci ne peuvent être considérés comme une tribu congolaise parce que ne répondant pas aux trois caractéristiques d’une tribu, à savoir la langue, le territoire et la chefferie. Pourtant, pour qu’une communauté humaine soit considérée comme une tribu ou ethnie, ces trois caractéristiques ne doivent pas forcement être réunis. Pour preuve, au Burundi comme au Rwanda, les Hutu et les Tutsi sont considérés comme des tribus ou ethnies différentes, mais ils partagent la même langue et le même territoire. Par ailleurs, pour revenir aux réalités sociales du Congo-Kinshasa, je suis un Mumbala du secteur Luniungu dans le territoire de Bulungu au Kwilu. Il n’existe aucune chefferie des Bambala dans ma contrée. Mieux, dans celle-ci, les Bambala partagent le même territoire avec les Bahungana, les Bangongo, les Basamba et, dans une moindre mesure, les Basongo. Faut-il conclure que les Bambala ne sont pas une tribu ou ethnie congolaise, nous qui avons tant donné à la musique congolaise moderne avec nos mélodies, chants et danses repris par les grandes vedettes du pays, de Tabu Ley aux ténors de Wenge Musica et en passant par les Papa Wemba, King Kester Emeneya et Koffi Olomide?
La perception en œuvre ailleurs en Afrique
Le phénomène décrit ci-haut, la perception de l’autre comme étranger alors même qu’il ne l’est pas, n’est pas l’apanage du Congo-Kinshasa. En 2004-2005, j’ai dirigé, pour le compte d’une organisation internationale, une équipe de onze staffs internationaux couplés à onze staffs nationaux pour organiser les élections générales dans la province de Lofa au Liberia où coexistent difficilement, parfois de manière violente ou sanglante, deux grandes tribus: les Lorma et les Madingo. Les premiers se considèrent comme des autochtones et s’imaginent que les seconds sont des étrangers alors même qu’ils ont leur propre territoire qu’ils occupent depuis des siècles. Les Madingo ont le malheur d’être, contrairement au reste des Libériens, des musulmans. La perception d’allochtones qui leur colle à la peau est largement partagée par les autres tribus ou ethnies du pays. Pendant l’enregistrement des électeurs, les Madingo de la capitale accusèrent mon équipe de refuser d’enregistrer les leurs par milliers. Nous avions sillonné tout le territoire Madingo avec une équipe venue de la capitale. Seuls deux jeunes avaient été rejetés pour des raisons conformes à la loi électorale. Le jour du vote, ce fut au tour des Lorma d’accuser mon équipe de laisser des milliers des Madingo de la Guinée-Conakry voisine participer au vote dans deux bureaux frontaliers. La BBC relaya cette information. Ma hiérarchie trembla. Mais arrivé sur les lieux avec mes deux adjoints, l’information s’était révélée totalement fausse.
En novembre 2011, j’ai coordonné, toujours pour le compte d’une organisation internationale, la caravane pour la paix et la réconciliation dans le Nord-est de la Centrafrique afin de restaurer la confiance entre les populations et permettre le retour des milliers de personnes déplacées et de réfugiés au Soudan et au Tchad après que cette partie du pays ait été mise à feu et à sang par deux groupes rebelles rivaux sur le plan ethnique: les Goula et les Rounga. Disposant d’un hélicoptère, un avion, deux équipages et un conseiller en aviation ainsi que des véhicules prépositionnés, j’ai parcouru toutes les grandes agglomérations des provinces de Bamingui-Bangoran, Haute-Kotto et Vakaga couvrant 191.350 km², soit 31% de la superficie totale du pays. Je me suis ainsi rendu compte que ce coin reculé puisque mal connecté au reste du territoire national était faiblement et majoritairement peuplé par des musulmans ayant leurs sultanats comme celui de Dar el-Kouti datant de 1830. Cependant, en dépit de cette évidence, une perception largement répandue voudrait que les musulmans centrafricains soient des étrangers.
Conclusion
Les Tutsi congolais sont une réalité. Marteler cette évidence ne signifie nullement cautionner la manière dont ils se sont laissé instrumentaliser par l’hégémonie tutsi rwandaise incarnée par Paul Kagame. Cela ne signifie pas non plus soutenir leur volonté d’ériger Minembwe en un territoire des Tutsi, Banyarwanda ou Banyamulenge seuls; ce que le Premier ministre ‘nationaliste lumumbiste’ Adolphe Muzito avait laissé faire. Car, dans le contexte des velléités expansionnistes du dictateur de Kigali, cela équivaudrait à ouvrir un boulevard à un référendum d’autodétermination, prélude à l’annexion de cette partie de notre territoire national par une grenouille qui voudrait se faire aussi grosse qu’un bœuf. Il n’y a effectivement aucune raison raisonnable d’en arriver là. Soucieux de reproduire la configuration administrative de leur pays, les colonisateurs belges s’étaient lancés dans une entreprise visant à créer des territoires ethniquement homogènes au Congo-Kinshasa. Ils étaient obligés d’abandonner leur projet tellement qu’il était impossible à mettre en œuvre dans le contexte congolais.
Depuis son indépendance, notre pays a toujours été confronté aux problèmes de gouvernance. La recherche des solutions exige de tout un chacun de jeter ses propres perceptions ou hallucinations dans la poubelle afin de mieux appréhender nos réalités sociales et politiques. La perception de l’autre comme étranger alors même qu’il ne l’est pas a plongé plusieurs nations africaines dans la guerre. A ce sujet, notre pays, à l’instar d’autres Etats africains tels que la Centrafrique et le Liberia, est un cas d’école.
Par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo