Plaidoyer pour une alternative aux simulacres de démocratie en Afrique

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

Première partie: Diagnostic

Lors de la décolonisation dans les années 1960, les Etats africains ont accédé à l’indépendance dans des structures politiques de démocratie multipartite et conflictuelle comme en Occident. Peu après les indépendances, cette forme de démocratie a étalé au grand jour ses insuffisances voire ses nuisances. Presque partout, on a assisté à un développement des forces centrifuges qui mettaient en péril l’existence même de jeunes Etats. Des coups d’Etat ont eu lieu dans plusieurs pays. Au Benin, au Burundi, en Centrafrique, dans les deux Congo, au Tchad, au Togo, en Mauritanie, au Nigeria et au Rwanda, pour ne citer que ces Etats-là. Au nom de l’unité nationale et du développement, tous les pays africains sont passés de la démocratie multipartite et conflictuelle à l’autocratie, véhiculée par les partis uniques.

Vers la fin des années 1980, force était de constater que l’autocratie, à travers le monopartisme ou parti-Etat, n’avait réussi à favoriser ni l’unité nationale ni le développement. Sous la pression de l’Occident, qui réajustait sa politique africaine à la suite de l’effondrement du bloc soviétique, et à la faveur ou non de la formule de conférence nationale, les Etats africains ont retrouvé le chemin de la démocratie multipartite et conflictuelle. Mais une fois de plus, la démocratisation fut une fête de courte durée. Conférences nationales confuses; partis politiques recoupant les rivalités ethniques ou régionales; combats politiques au couteau; campagnes électorales marquées par la violence, scrutins verrouillés ou truqués; légalité des gouvernements souvent douteuse ou autoproclamée; non séparation des pouvoirs; constitutions biaisées; révisions constitutionnelles intempestives juste pour renforcer l’autocratie; dérives monarchiques; émeutes urbaines récurrentes; graves troubles interethniques; fréquents massacres massifs et systématiques impliquant les Etats eux-mêmes dont le génocide rwandais et la plus grande crise humaine depuis la Deuxième Guerre mondiale, l’hécatombe congolaise (RDC), véritable holocauste toujours en cours dans une indifférence généralisée, avec plus de cinq millions de victimes; etc.

De manière générale, on assiste au mieux à l’existence du multipartisme sans démocratie. Au pire, l’Afrique a renoué avec la tradition des coups d’Etat et des guerres civiles. Presque partout, l’Etat ne parvient pas à jouer son rôle qui est de garantir l’intérêt général, d’assurer le bien-être de la population et de rechercher de façon permanente son mieux-être. Presque partout, l’Etat reste privatisé au service des intérêts personnels des classes dirigeantes, pendant que les populations s’enfoncent dans le dénouement le plus total. Le passé a donc rattrapé le présent. Au regard du nouveau désenchantement, que l’artiste musicien ivoirien Alpha Blondy a opportunément immortalisé sous le nom de ‘démocratie banania’ dans la chanson ‘Guerre civile’ de son album ‘Itzhak Rabin’, deux questions s’imposent à l’esprit. Pourquoi la démocratie a-t-elle du mal à s’enraciner en terre africaine? Existe-t-il des alternatives à la démocratie multipartite et conflictuelle dont les ravages ne sont plus à démontrer?

Divisé en trois parties, notre démarche a pour ambition de répondre aux deux questions fondamentales ci-dessus. Dans un premier temps, nous allons exprimer notre diagnostic. Car, il faut un diagnostic juste si l’on veut des remèdes adéquats. A cet égard, nous passerons en revue les raisons couramment avancées mais qui, pour nous, ne sont pas fondées pour expliquer l’échec des processus de démocratisation. Puis, nous tenterons d’invalider davantage ces pseudo-raisons par les raisons qui nous paraissent plausibles. Dans un deuxième temps, nous soulignerons les préalables par lesquels il faut passer avant de dessiner les contours de tout système alternatif aux démocraties de façade. Il s’agira d’intenter un procès aux Constitutions africaines en vigueur, qui se ressemblent dans le fond, et d’identifier d’abord le mal dont souffrent les Etats africains, ensuite la différence majeure entre la culture politique africaine traditionnelle et occidentale. Enfin, dans un troisième temps, nous exposerons les contours d’une alternative possible aux simulacres de démocratie qui ont élu domicile dans la quasi-totalité des Etats africains.

Raisons de l’échec

A. Raisons couramment avancées

Dans les années 1960, journalistes et politiciens tant occidentaux qu’africains avaient vite trouvé la raison de l’échec. Elle s’inscrivait dans la droite ligne de la ‘mission civilisatrice’. Les Africains n’étaient pas encore mûrs pour la démocratie. En d’autres termes, ils n’avaient pas été suffisamment ‘civilisés’. Aussi fallait-il remettre en vigueur le despotisme colonial, cette fois animé par les Africains eux-mêmes assistés par les ex-colonisateurs, en attendant que les populations soient enfin mûres pour la démocratie.

Cette opinion se rencontre, par exemple, dans le journal Le Monde du 4-5 septembre 1966. Le journaliste Penchenier y décrit le Congo-Kinshasa sous Mobutu. Un an après le coup d’Etat de 1965, le chef d’Etat congolais déclare: « Depuis six ans, il faut le dire, les gens ne travaillaient plus. J’ai lancé l’opération retroussons les manches et le redressement est spectaculaire. Nous doublerons notre revenu national en dix ans ». Et le journaliste de noter: « Cet optimisme que manifeste le président de la république n’est pas partagé par tout le monde. Les Congolais, disent beaucoup de Belges, n’ont aucun sens civique. Ils ont des coutumes tribales, ils respectent les lois du clan, mais ils sont imperméables à l’idée de patrie congolaise. Alors remettre de l’ordre au Congo? Discipliner une nation? Autant nettoyer les écuries d’Augias… »

Il est facile de démontrer la légèreté d’un tel raisonnement. D’abord, les coutumes tribales ne s’opposent nullement à l’idée de l’Etat supra-tribal. Car avant la colonisation, les Africains avaient réussi à bâtir des Etats englobant plusieurs tribus ou ethnies. Pour ne citer qu’un exemple, rien que dans sa partie située dans l’actuel Congo-Kinshasa, le Royaume Kongo, qui s’étendait également dans ce qui deviendra plus tard le Congo-Brazzaville et l’Angola, comptait plusieurs tribus parlant des langues différentes. On peut citer les Assolongo, Humbu, Mfumu, Manyanga, Ndibu, Ntandu, Yombe, Woyo, etc. Ensuite, si les Congolais n’avaient aucun sens civique, s’ils étaient imperméables à l’idée de patrie, comment expliquer qu’ils se soient organisés dans un front commun pour revendiquer leur indépendance? Car, celle-ci n’avait pas été revendiquée au nom de la conscience tribale des uns et des autres, mais au nom de la nation congolaise. Par ailleurs, la différence entre une ethnie congolaise et une autre est de même nature que celle qui existe, par exemple, entre les Flamands et les Wallons en Belgique; ce qui n’empêche que ces deux ethnies, appelées communautés, pour entretenir la dichotomie de l’anthropologie coloniale entre ‘civilisés’ et ‘sauvages’, puissent coexister pacifiquement au sein d’un même Etat.

Dans les années 1960, l’échec du processus de démocratisation n’était pas dû à l’immaturité des populations. Malheureusement, cette raison avait été intériorisée par les élites intellectuelles et politiques africaines au point qu’elles ont entraîné leurs peuples au retour à la démocratie multipartite et conflictuelle dans les années 1990 parce qu’elles croyaient que ceux-ci étaient mûrs pour la démocratie après trois décennies d’indépendance. C’est du moins ce qu’avait déclaré le président Mobutu dans son discours du 24 avril 1990, discours donnant le coup d’envoi officiel de la nouvelle démocratisation de son pays. En effet, en ouvrant de nouveau la voie vers le multipartisme, Mobutu comptait sur ce qu’il a appelé « le sens élevé du nationalisme » et « la maturité politique » de son peuple. De son côté, l’opposant historique Tshisekedi assurait que le peuple congolais avait dépassé le stade de la conscience tribale, ethnique ou régionale. Pourtant, presque partout en Afrique, la démocratisation s’est une fois de plus accompagnée de la résurgence de la conscience tribale, ethnique ou régionale.

On notera qu’en dépit de la fausseté de la raison avancée ci-dessus, elle fut encore à l’ordre du jour pour expliquer l’échec du deuxième processus de démocratisation du contient depuis le début des années 1990. En effet, face à l’interminable, difficile et sanglant ajustement politique initié par le président Mobutu, son gendre belge, par exemple, eut la même explication: « les Zaïrois ne sont pas encore prêts à vivre l’expérience d’une véritable démocratie » (1).

L’histoire se répète donc. Ce qui a poussé certains observateurs, tel le journaliste français Jean-Baptiste Naudet, à embrayer sur l’immaturité des Africains, cette fois liée au caractère artificiel de leurs Etats: « Sans nier les responsabilités des dirigeants, personne ne conteste le caractère, sinon artificiel, du moins inachevé, de la plupart des Etats africains. Comment éviter les dérives ethniques ou régionalistes de la démocratie alors que la plupart des Etats n’ont même pas de langue nationale, à part celle de l’ex-colonisateur, mais parlée par une minorité? Comment construire un Etat démocratique quand l’Etat lui-même existe peu ou pas? » (2).

En d’autres termes, les Africains seront mûrs pour la démocratie quand la conscience clanique, tribale, ethnique ou régionale aura disparu et que les Etats auront une même langue nationale. C’est oublier que certains Etats africains sont ce que l’on considère généralement comme des Etats-nations. Tel est le cas du Rwanda où toute la population parle le kinyarwanda; de la Somalie dont l’unique groupe ethnique, les Somalis, parle une même langue officielle (le somali) aux côtés de l’arabe; du Swaziland constitué autour de la nation swazie (88,5% de la population) et où tout le monde, les groupes minoritaires compris, parle le siswati. Pourtant, ces pays ne se distinguent nullement des autres en matière de démocratie. Mieux, les démocraties belge, canadien et suisse, où coexistent plusieurs langues, invalident l’argument du caractère artificiel des Etats.

Le caractère dit artificiel des Etats africains serait également lié au fait que leurs frontières divisent des ethnies entières en plusieurs Etats. Ainsi, les Bakongo, par exemple, se retrouvent dans les deux Congo et en Angola. Les Lunda sont éparpillés en Angola, au Congo-Kinshasa et en Zambie. Il en est de même des Zande qui sont soit congolais, centrafricains ou sud-soudanais. Etc., etc. Et alors? Cette situation est-elle spécifique à l’Afrique? En Europe, l’ethnie Basque, par exemple, est implantée à cheval sur le sud-ouest de la France et le nord de l’Espagne. Ces deux Etats ne sont-ils pas gérés démocratiquement? Et que dire de l’ethnie ou peuple allemand? Rien qu’en Europe, il est disséminé dans plusieurs pays dont l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, l’Italie, le Liechtenstein, le Luxembourg et la Suisse. Cela empêche-t-il ces Etats d’être des démocraties? On pourrait multiplier les exemples jusqu’à satiété.

Enfin, l’homme congolais ou africain qui serait affublé de tares incompatibles avec l’exercice de la démocratie. Cette raison est souvent avancée par des élites africaines qui appellent alors au changement des mentalités, sans expliquer comment y parvenir, sans dire si elles-mêmes ont une mentalité différente et comment elles l’ont acquise. Après avoir accédé à la magistrature suprême le 24 janvier 2019, le président Félix Tshisekedi a créé toute une coordination de changement des mentalités, rattachée à la présidence de la république. Pourtant, depuis lors, son administration n’a cessé de s’illustrer dans tous les maux caractéristiques de la mauvaise gouvernance.

L’homme congolais ou africain n’évolue pas seulement dans la politique de son pays où il s’illustre, il est vrai, dans la médiocrité. On le voit également à l’œuvre dans les sociétés privées, dans les organisations non gouvernementales nationales ou internationales et même dans la politique des Etats occidentaux hôtes dont il a acquis la nationalité. Dans toutes ces sphères, il ne brille nullement par la médiocrité. Faut-il dès lors remettre en cause la nature de l’homme ou l’environnement ou le système dans lequel s’exerce la politique? Au cours de son voyage apostolique au Congo-Kinshasa, le Pape François a édifié les Congolais dans son discours prononcé à Kinshasa le 31 janvier 2023. Se penchant sur le destin tragique du pays, il a expliqué que « le problème n’est pas dans la nature des hommes ou des groupes ethniques et sociaux, mais la manière dont on décide d’être ensemble ». La démocratie multipartite et conflictuelle est-elle la bonne manière d’être ensemble dans un Etat multiethnique?

B. Raisons raisonnables

Elu démocratiquement, l’ex-président du Congo-Brazzaville, Pascal Lissouba, a déjà répondu de manière satisfaisante à la première question quand il affirme: « Nous n’avons pas réfléchi à la démocratie comme nous n’avions pas, hier, réfléchi à l’indépendance. Nous nous sommes jetés à l’eau. Il est temps de marquer le pas et de réfléchir » (3). Une mentalité d’esclaves, consécutive à la longue oppression subie pendant la traite négrière et la colonisation, nous pousse au mimétisme et à considérer la démocratie occidentale comme l’unique horizon de notre temps. Il n’y a pourtant pas de prêt-à-porter en démocratie. Julius Nyerere, un des rares dictateurs africains à n’avoir pas utilisé la fonction de président comme un sésame pour se constituer une fortune personnelle, souligne à cet égard: « La démocratie doit régner partout, mais elle doit se faire conformément à l’histoire, à la culture et au niveau de développement de chaque pays » (4). Propos dont Jacques Godfrain, ancien ministre français de la Coopération, se fait l’écho: « La démocratie n’est pas une culture hors sol, ni une usine fournie clefs en mains » (5). Un autre homme d’Etat français, Edgar Pisani, exprime la même préoccupation quand, franchement, il avoue avoir « très peur des expériences de démocratisation en Afrique, non pas parce que l’esprit démocratique manque mais parce que l’appareillage démocratique qu’on a mis en place en Afrique ne correspond pas au niveau d’évolution des sociétés africaines » (6). Professeur de droit et de politique africaine à l’Université d’Anvers, Filip Reyntjens fait la même analyse quand il écrit: « Le souci de démocratisation a déstabilisé de nombreux pays d’Afrique. Il ne faut pas chercher à imposer le modèle occidental de la démocratie. Le problème de l’Afrique, c’est de découvrir quel autre modèle serait opérant » (7). Car, poursuit-il, « le tissu social africain n’est en rien comparable aux sociétés occidentales et il se déchire si on veut y tailler un vêtement qui ne correspond pas à la mode africaine » (8).

Les diagnostics posés ci-dessus rejoignent la conclusion d’Arthur Lewis qui avait déjà analysé la crise des démocraties de l’Afrique occidentale au lendemain des indépendances: « L’affrontement politique entre un parti de gouvernement et un parti d’opposition n’est pas ce qu’il faut à ces pays; c’est un système qui n’est pas fait pour une société plurale et qui est impraticable dans la conjoncture ouest-africaine » (9). Ce dont des sociétés aussi hétérogènes que les sociétés africaines ont impérativement besoin, « c’est un régime démocratique qui accentue le consensus plutôt que l’opposition, qui inclut plutôt que d’exclure, et qui tente de maximiser l’ampleur de la majorité au pouvoir plutôt que de se contenter d’une majorité simple: en d’autres termes, une démocratie consensuelle » (10).

Conclusion

La recherche d’alternatives aux simulacres actuels de démocratie en Afrique s’impose si l’on veut que la démocratie cesse d’être un slogan et devienne une réalité; que l’Afrique ne soit plus cette boîte à chagrin où explosent continuellement des drames. Le concept de démocratie, à l’instar de beaucoup d’autres, n’est pas transposable tel quel d’une culture à une autre. Au lieu de continuer à organiser des élections dans le cadre de la démocratie à l’occidentale, les élites politiques et intellectuelles du continent auraient intérêt à marquer le pas et à réfléchir enfin sur la démocratie. La construction de toute alternative aux démocraties de façade passe par le procès de celle-ci telle qu’elle est articulée par la Constitution, l’identification du mal qui ronge les Etats africains, et la différence majeure entre l’ingénierie politique africaine traditionnelle et occidentale.

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Ecrivain & Fonctionnaire International

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(1) JANSSEN, P., A la cour de Mobutu. Fracassantes révélations du gendre de l’ex-président zaïrois, Paris, Michel Laffont, 1997, p. 106.
(2) Le Monde, 9 mars 2000
(3) Jeune Afrique, n° 1834, 28 février au 5 mars 1996, p. 29.
(4) Africa International, n° 257, janvier 1993, p. 25.
(5) Jeune Afrique, n° 1845, 15 au 21 mai 1996, p. 15.
(6) Le Courrier, n° 134, juillet-août 1992, p. 3.
(7) SCHAFF, C., "Coopération: Qui perd? Qui gagne? L’Echec d’une génération", in Trends, n° 32, 8 août 1994, p. 16.
(8) DEBBASCHI, C., "En vérité", in Jeune Afrique, n° 1749, 14 au 20 juillet 1994, p. 15.
(9) LEWIS, W. A., La chose publique en Afrique occidentale, Paris, Sedeis, Futurible, 1966, pp. 105-106.
(10) LIJPHART, A., Democracies: Patterns of majoritarian and consensus government in twenty-one country, Londres, New Haven, Yale University Press, 1984, p. 23.
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