Grand ceci, Grand cela. A quoi rime toute cette agitation?

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

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On croyait avoir atteint le sommet de la médiocrité sous le long règne de Joseph Kabila. Mais en lisant une tribune de Wina Lokondo publiée sans doute dans les réseaux sociaux et qui m’est parvenue par WhatsApp, il faut bien se dire que la nation congolaise est loin de mettre un terme à sa descente aux enfers. Lokondo décrit avec des mots justes l’ambiance générale qui se dégage au sein du microcosme médiatique congolais. « RDC: Médiocrité et légèreté » est l’intitulé de son texte. Il démarre en entrant directement dans le vif du sujet: « La brillance et le sérieux ont-ils quitté la RD Congo? Comment, dans un si grand et riche pays de plus de soixante-dix millions d’habitants, les médiocres et les voyous tiennent-ils le pompon et ont-ils occupé le terrain médiatique? Par quel processus des goujats et des gens peu doués sont-ils parvenus à prendre le dessus sur les meilleurs et sur les personnes bien élevées, et à leur ravir la parole publique? Chacun le constate. On s’en plaint. Le pays en pâtit ». Car, les journalistes sont devenus « inquisiteurs quand ils ne sont pas propagandistes parce que politiquement engagés ou financièrement ‘coupés' ». Ils évoluent dans « une ridicule et excessive flatterie des acteurs politiques et économiques culminant à l’idolâtrie ». Quant au monde politique, Lokondo note, toujours avec autant de justesse, que « l’excellence » est devenue « une denrée rare » qu’on ne trouve ni dans la réflexion ni dans le comportement ni encore moins dans le discours des acteurs politiques. Plus inquiétant, [poursuit-il], il est né une race de politiciens comiques, sinistres amuseurs publics, qui font une rude concurrence à Saï-Saï, à Ngalufar, à Siatula et à tous les autres comédiens professionnels. Le mariage entre ces journalistes et politiciens donne naissance à ce que l’auteur considère comme « un fatal cocktail d’antivaleurs (la médiocrité, la vénalité, la corruption et l’irresponsabilité) [qui] tue à ‘grand’ feu la RDC ».

Dans ce texte, j’aimerai revisiter un des thèmes de prédilection du mariage ci-dessus. Vous avez déjà suivi des journalistes organiser, avec des hommes politiques et autres intellectuels, des émissions entières sur le Grand Bandundu, le Grand Equateur, le Grand Kasaï, le Grand Katanga, etc. Vous les avez également suivis couvrir des activités menées par des hommes politiques sur ce même thème. Ces émissions et couvertures médiatiques témoignent-elles d’une préoccupation légitime susceptible de faire bouger les lignes et faire avancer le Congo ou constituent-elles une gesticulation supplémentaire?

Longue est l’histoire des divisions administratives de ce qui est aujourd’hui connu sous l’appellation de République (non) démocratique du Congo (RDC). Tout commence le 1er août 1888. Propriété personnelle du roi des Belges Leopold II, l’Etat Indépendant du Congo (EIC), ancêtre de la RDC avec des frontières qui vont évoluer jusqu’en 1910, ne connait pas encore la notion de province. Il est divisé en 11 districts: Banana, Boma, Matadi, Cataractes, Stanley-Pool, Kasaï, Equateur, Oubandji et Ouellé, Arouwimi et Ouellé, Stanley-Falls, et Lualaba. En 1895, on passe de 11 à 15. Après l’annexion de l’EIC par la Belgique pour devenir Congo Belge en 1908, l’an 1914 voit une fois de plus le nombre de districts augmenter à 22. La notion de province, elle, intervient seulement en 1924. Le pays est alors divisé en 4 entités administratives appelées comme tel: Congo-Kasaï, Equateur, Katanga et Province Orientale. En 1935, le nombre de provinces passe à 6, chacune d’elles étant subdivisée en districts: Coquilhatville, Elisabethville, Costermansville, Léopoldville, Lusambo, et Stanleyville. En 1947, exceptée Léopoldville, les 4 autres dénominations provinciales aux allures des villes disparaissent pour céder la place respectivement à Equateur, Katanga, Kivu, Orientale, et Lusambo devient Kasaï. Avec l’indépendance négociée en 1960, on retourne presqu’aux 22 districts de 1914 mais cette fois appelés provinces, c’est-à-dire 21 provinces et Léopoldville, la capitale. Le coup d’Etat de Mobutu en 1965 apporte un premier changement l’année suivante. Car, pour ce dernier, les 21 provinces ne sont que des provincettes. Le pays compte désormais 9 provinces: Bandundu, Congo-Central, Equateur, Province Orientale, Kasaï-Occidental, Kasaï-Oriental, Kinshasa, Kivu et Katanga. Un changement cosmétique intervient en 1971. Le Katanga, province aux velléités sécessionnistes créés par les colons belges, devient le Shaba, le Congo-Central devient le Bas-Zaïre et la province Orientale est baptisée Haut-Zaïre. En 1988, Mobutu amorce un retour aux provincettes en commençant par élever les districts du Kivu en provinces: Nord-Kivu, Sud-Kivu et Maniema; ce qui porte le nombre de provinces à 11. Autre révolution cosmétique, en renversant Mobutu, le chef du conglomérat d’aventuriers de l’AFDL, Laurent Désiré Kabila rebaptise le pays RDC en 1997. Dans le même élan, la province du Shaba retrouve son nom de Katanga, le Bas-Zaïre devient Bas-Congo, et le Haut-Zaïre, d’abord province du Haut-Congo puis province Orientale. Le deuxième processus de démocratisation du pays ne fait pas exception à la volonté de retourner aux divisions administratives de 1914. Aboutissement de ce processus, la Constitution de 2006 établit 26 provinces dont Kinshasa la capitale. Mais la division ne devient effective qu’à partir de 2015 et cela de manière irréfléchie parce que le despote Joseph Kabila punit ainsi un allié politique devenu adversaire en la personne du puissant gouverneur du Katanga, Moïse Katumbi.

Si le changement des divisions administratives n’a jamais donné lieu à des agitations ou gesticulations à l’échelle nationale, celles-ci sont au rendez-vous depuis 2015. D’où les appellations de Grand ceci, Grand cela. D’où les émissions, les évènements et les couvertures médiatiques consacrés à cet imaginaire. Tout se passe comme si l’on regrettait le nombre réduit de provinces et qu’à l’instar de Mobutu, on considérait les 26 provinces comme des provincettes. D’aucuns voient même en celles-ci un signe avant-coureur de la balkanisation du pays. Que doit être la taille d’un espace géographique pour mériter le nom de province quand on sait déjà qu’il n’existe aucune dimension minimale pour qu’un territoire soit reconnu comme un Etat? Les 26 provinces congolaises sont-elles trop ou moins étendues pour être des provinces? Que leur reproche-t-on?

Dans le tableau suivant, un regard autour du Grand Corps Malade Congo, pays où des émissions télévisées et des événements sont organisés autour du thème de Grand ceci ou Grand cela, est tout simplement édifiant.

Nr Pays Superficie en km² Nombre de provinces/régions Superficie moyenne de province en km²
01 Congo-Kinshasa 2.344.858 26 90.186
02 Congo-Brazzaville 342.000 12 28.500
03 Centrafrique 622.984 16 38.936
04 Sud Soudan 644.329 28 23.011
05 Ouganda 241.038 4 60.259
06 Rwanda 26.338 5 5.267
07 Burundi 27.083 18 1.504
08 Tanzanie (Sans Zanzibar) 947.300 26 36.434 
09 Zambie 752.618 10 75.261
10 Angola 1.246.700 18 69.261
11 Belgique 30.528 4 7.632
12 France 643.801 13 49.523

Les chiffres sont suffisamment éloquents. Que l’homme congolais tourne son regard vers ses neufs voisins ou qu’il le porte vers de lointains horizons dans les deux pays qui peuplent souvent son imaginaire, à savoir la Belgique et la France, la superficie moyenne de ses provinces reste bien supérieure à celle des provinces de chacun des autres pays. A cet égard, quand on revêt le costume de journaliste et qu’on organise des émissions télévisées pour que ses compatriotes ayant la casquette d’intellectuel ou d’homme politique débattent sur le Grand Bandundu, le Grand Equateur, le Grand Kasaï, le Grand Katanga, etc.; quand on couvre des événements autour de ce thème, il y a lieu de s’interroger sur la capacité de nos élites à assumer leur fardeau. Avec une superficie moyenne des provinces bien en deçà de celle des provinces congolaises, chaque pays cité ci-dessus est mieux gouverné que le nôtre à deux exceptions près, notamment la Centrafrique et le Sud Soudan. Quand on sait en plus que depuis l’indépendance, notre nation a de sérieux problèmes de gouvernance qui attendent désespérément des solutions idoines afin que l’Etat joue enfin son rôle d’assurer le bien-être des populations et de rechercher de manière permanente leur mieux être, l’évocation sans cesse des provinces d’hier qui étaient aussi mal gouvernées que celles d’aujourd’hui devrait nous interpeller.

Les élites congolaises ont cette fâcheuse tendance à se focaliser sur des futilités et à laisser de côté la question primordiale de la refondation de l’Etat. Recevant un professeur d’université spécialiste de la politique dans son émission « Question d’actualité » à la RTNC le soir du 24 juin dernier, Freddy Mulumba et son invité, confrontés aux éternels errements de la nation congolaise, sont tombés d’accord sur la nécessité d’élaborer un modèle étatique différent de celui hérité du despotisme colonial. Ils ont fait un clin d’œil à la « La remise en question. Base de la décolonisation mentale » (Bruxelles, Ed. Remarques Africaines, Coll. Etudes congolaises, n° 14, 1967). Plus de cinq décennies après la publication de cet ouvrage de Mabika Kalanda, l’Etat colonial reste en place avec une nouvelle race des colonisateurs. Les dirigeants congolais successifs dominent et méprisent leur peuple pour lequel ils sont bien ou mal élus. Ils se lancent dans une prédation toujours grandissante, avec l’extrême pauvreté des masses comme corollaire.

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo

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