Ces nationalistes qui nous gouvernent 

Mayoyo Bitumba Tipo Tipo

Depuis les élections générales de 2006 qui ont instauré au Congo ce qu’on qualifie abusivement de « démocratie », il s’observe un drôle de phénomène au sein de la classe politique. Quand on est au pouvoir, on bombe le torse en s’autoproclamant nationaliste et on considère les opposants comme un ramassis d’agents de l’étranger. Hier, Joseph Kabila et les sommités de son administration se prenaient pour des nationalistes. Ils présentaient leurs opposants comme des relais de l’impérialisme occidental. « Ata ndele mokili ekobaluka », avait chanté Adu Elenga. Félix Tshisekedi était l’un des opposants de Kabila. Aujourd’hui, il se retrouve au sommet du pouvoir. Kabila et les siens ainsi que les compagnons d’infortune qui traversaient le désert appelée opposition avec Tshisekedi et qui y demeurent deviennent à leur tour des suppôts de l’impérialisme occidental ou carrément des traitres à la nation. Tshisekedi et sa clientèle interne se drapent dans le beau manteau du nationalisme.

Le terme nationalisme a vu le jour en Grande-Bretagne pour aussitôt émigrer en France dans le courant du XIXè siècle. Depuis lors, il a été chargé de quatre significations. La première, péjorative, stigmatise « certaines formes outrancières de patriotisme, devenant alors synonyme de chauvinisme ». Tel est, par exemple, l’état d’esprit des militants de l’extrême droite en Occident. La deuxième signification, positive, désigne « les revendications d’un peuple assujetti aspirant à l’indépendance ». Le Congo-Kinshasa et tous les autres Etats africains l’ont démontré et dépassé sur le plan formel. La troisième est une profession de foi affirmant « la primauté dans l’ordre politique de la défense des valeurs nationales et des intérêts nationaux ». La quatrième renvoie aux « manifestations de la conscience nationale ou du caractère national du pouvoir », opposé à toute hégémonie familiale, clanique, tribale, ethnique, régionale ou corporatiste.

Le fond idéologique du nationalisme peut varier d’un pays à l’autre ou, dans un même pays, d’une époque à l’autre. Mais il se décline partout suivant ces quatre axes: la souveraineté nationale à réclamer, affirmer, défendre ou étendre ; l’unité ou la cohésion de la communauté nationale à défendre ou à renforcer; le passé historique commun à exalter et, enfin, la prétention à l’universalité caressée par tous les dirigeants nationalistes à travers le monde.

Comment cette idéologie se décline-t-elle au Congo-Kinshasa, de l’indépendance à nos jours? Du nationalistePatrice Lumumba, la postérité retiendra surtout l’affront qu’il a infligé au roi des Belges le 30 juin 1960, jour de la proclamation de l’indépendance du pays, et sa volonté farouche d’être le premier ministre d’un Etat véritablement indépendant.

L’indépendance du Congo-Kinshasa, on s’en souvient, fut négociée et non conquise par les armes. Il allait de soi que le chef d’Etat de l’ex-puissance coloniale assiste, sur invitation des autorités congolaises, aux cérémonies marquant l’émancipation du peuple congolais. Deux discours étaient prévus à l’ordre du jour, le 30 juin 1960. « Baudouin 1er, arrivé la veille, rendit hommage à l’œuvre coloniale et invita les nouveaux dirigeants à parfaire l’œuvre accomplie. Président de la République, Joseph Kasa-Vubu manifesta sa reconnaissance à l’égard de l’ancienne métropole » (Ndaywel, E. N., Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à la République Démocratique, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1998).

L’ordre protocolaire fut alors bousculé par le premier ministre Lumumba qui, sur le conseil du sujet belge dénommé Jean Van Lierde, « fit le contre bilan de la colonisation, dénonça ses revers, à savoir les injustices, les inégalités, l’exploitation, le mépris » (Ndaywel, E. N., Op cit.). Certes, le discours du roi Baudouin 1er était historiquement incorrect, en évoquant la colonisation sous l’angle mythique ou propagandiste de la mission civilisatrice. Celui du président Kasa-Vubu était non conforme à la Loi Fondamentale, car il n’avait pas daigné en informer le premier ministre. Ces détails, passés inaperçus, n’avaient aucune importance aux yeux de l’opinion publique nationale et internationale. Les deux discours étaient politiquement corrects. On ne pouvait pas en dire autant du troisième. Non seulement il était historiquement injuste, puisque la colonisation ne se résumait pas aux seules humiliations subies par les colonisés « matin, midi et soir », mais surtout éminemment incorrect sur le plan politique et des règles élémentaires de savoir-vivre. Car, quand on assume de si hautes fonctions, on n’arrache pas le droit à la parole quand le protocole ne l’accorde pas. Par ailleurs, même dans la tradition des Tetela, l’ethnie de Lumumba, on n’invite pas un hôte de marque à une fête pour l’humilier en lui crachant tout le mal qu’il aura fait. Ce faux pas contribuera à sonner le glas pour le premier ministre et la nation entière, les impérialistes l’ayant dès lors dans leur ligne de mire. Pour toutes ces raisons, la conduite de Lumumba est ici synonyme d’impétuosité et n’honore nullement son pays.

A la décharge du premier ministre, on pourrait arguer qu’il se voulait l’apôtre de « l’indépendance totale et immédiate ». La politique étant l’art du possible, Lumumba avait-il les moyens d’atteindre son objectif, alors que l’économie, l’armée, l’administration territoriale et les cabinets du président, du premier ministre, des ministres et de tous les autres hauts fonctionnaires de la jeune république étaient entièrement entre les mains des ex-colonisateurs? Quand on accède au pouvoir dans ces conditions-là, n’est-il pas suicidaire d’engager le bras de fer avec l’ex-puissance coloniale? Le pays n’était-il pas victime de l’idéalisme, du radicalisme et de la formation politique insuffisante de son premier ministre, qui, comme le souligne le professeur Ndaywel dans son livre ci-dessus, « en deux mois de gouvernement, avait accumulé une série quasi exceptionnelle d’erreurs politiques », notamment le fait de n’avoir pas mis en place une politique favorable à « l’unité et la cohésion de la communauté nationale »?

Les dirigeants congolais n’avaient pas compris que le 30 juin 1960 n’était pas le jour de l’indépendance de leur pays, mais la date à partir de laquelle ils avaient la possibilité officielle d’œuvrer pour la souveraineté nationale. Celle-ci était un long processus dont la date du 30 juin, aussi mémorable fut-elle, ne constituait qu’une étape et non une fin en soi. En d’autres termes, les Congolais avaient acquis l’indépendance formelle le 30 juin 1960, mais il leur restait de conquérir paisiblement l’indépendance effective. Le nationaliste Lumumba a-t-il mené à bien cette entreprise, qui, dans l’intérêt supérieur de la nation, devait s’étendre sur plusieurs générations?

Sans doute, devons-nous souligner avec clarté et fermeté que notre condamnation de la politique de Lumumba n’implique nullement adhésion ni complaisance à l’égard de son assassinat sur commande occidentale. Car, l’assassinat pour servir les intérêts politiques et économiques de nations étrangères d’un premier ministre démocratiquement élu et désigné constitue un crime contre l’humanité. Un crime imprescriptible qui, dans le cas présent, attend toujours réparation alors même que le pays a toujours été dirigé par des hommes dits nationalistes et souverainistes.

Au nationalistePatrice Lumumba a succédé un autre, le non moins nationalisteMobutu Sese Seko dit « Guide éclairé », arrivé au pouvoir dans les fourgons de l’Oncle Sam. Tout au long de son interminable règne, Mobutu a affirmé et défendu la souveraineté nationale, en dépendant entièrement de l’Occident. Il a exalté l’unité nationale, en menant au sommet de l’Etat une politique clanique, tribale et régionale. Le passé historique commun des Congolais a été revisité et sublimé par la philosophie politique du recours à l’authenticité, pendant que des attributs de celle-ci étaient importés de l’Occident et que cette philosophie salvatrice était corrompue par le « djalelo » ou culte de la personnalité. L’économie du pays a été nationalisée, mais pour permettre au clan Mobutu et à ses nombreux clients internes et maîtres occidentaux de piller l’Etat et de le détruire en fin de compte.

Face aux appétits du dehors, Mobutu a fait semblant d’honorer le devoir d’ingratitude, alors que sa reconnaissance fut totale. Comble d’ironie, les opérateurs économiques occidentaux cherchant leur profit dans le cadre d’une logique de productivité et de rentabilité (ce qui est, après tout, la logique dominante de l’Occident capitaliste) ont mis la clé sous le paillasson les uns après les autres, pour laisser la place aux charognards vivant dans une logique purement minière, spéculative et parasitaire, accompagnant ainsi les Congolais dans leur descente aux enfers.

Le 17 mai 1997, un troisième nationalisteétait officiellement né sous le ciel congolais: le « Libérateur » Laurent-Désiré Kabila, porté au pouvoir par des armées étrangères. Celui-ci disposait d’un capital de sympathie important, surtout grâce à la manière dont les Yankees, suivant une tradition du Far West bien cultivée, ont prématurément et diamétralement opposé sa personne à celle du prédateur Mobutu. Kabila avait-il tiré les leçons qui découlaient du nationalisme aux effets perversde ses prédécesseurs? Rien n’est moins sûr!

Sur le plan intérieur, Kabila a mené une véritable politique de désunion nationale aux antipodes de l’idéologie nationaliste, avec la montée en puissance des Tutsi et des Katangais. Volontiers triomphateur et préférant vaincre plutôt que de convaincre ses administrés, il a refusé tout dialogue et s’est lancé dans un exercice arbitraire et autoritaire du pouvoir. Fort de son statut de tombeur (visible) de l’inamovible Mobutu, il s’est investi du monopole idéologique. Son nationalisme s’est exprimé uniquement sur le plan externe. En refusant de se plier aux injonctions occidentales, en montrant qu’il ne se laisserait rien imposer de l’extérieur, le « tombeur » de Mobutu a réellement voulu défendre la souveraineté nationale. Il a tenu à affirmer « la primauté de la défense des valeurs nationales et des intérêts nationaux dans l’ordre politique ». Avait-il les moyens de mener à terme un tel combat? En outre, quand on connaît sa politique sur le plan interne, n’est-on pas en droit de se demander si les intérêts nationaux ne sont pas ici synonymes d’intérêts particuliers, comme du temps de Mobutu?

L’indépendance effectiveest certes une idée fort séduisante. Mais un pays totalement sinistré peut-il la mettre en œuvre, surtout à l’heure de la mondialisation comprise non pas dans son idéal, c’est-à-dire l’ouverture généralisée des peuples aux autres peuples et des nations aux autres nations, mais dans sa réalité foncièrement antihumaniste, c’est-à-dire l’ultracapitalisme devenu un outil d’uniformisation, de domination et d’aliénation? Kabila avait lui-même répondu à cette question à l’issue du défilé militaire célébrant le premier anniversaire de son pouvoir, le 17 mai 1998: « Nous avons demandé aux grands de ce monde de mettre en place un plan Marshall pour notre pays. Au lieu de cela, ils nous posent des conditions sur le respect des droits de l’homme » (Le Figaro, 18 mai 1998).

Dans son entreprise de mystification du régime Kabila, mission qu’il avait accomplie avec succès auprès de Mobutu, Sakombi Inongo a eu le mérite de souligner, malgré lui, que l’éveil de la nation congolaise passe par un partenariat avec l’extérieur: « De récentes découvertes effectuées grâce aux satellites ont démontré et mis en lumière l’existence de fabuleuses richesses insoupçonnées. Il revient aux Congolais de les mettre en valeur et d’en profiter en premier lieu. Si tel n’est pas le cas, tout risque de nous être enlevé ».

Les propos de Kabila et de son conseiller en communication, qui avait retrouvé son poste favori du temps du mobutisme triomphant (le ministère de l’Information), laissent entendre que pour connaître et mettre en valeur les fabuleuses richesses de leur sous-sol, les Congolais, qu’ils se disent nationalistes ou non, doivent recourir à la technologie, aux capitaux et au savoir-faire d’autres peuples plus avancés dans tous ces domaines. A cet égard, le nationalisme de Kabila s’apparente d’une certaine manière à celui de tous les autres dirigeants africains. En effet, quand il s’agit d’organiser des élections qu’ils finissent par tripatouiller, construire des routes, des écoles, des hôpitaux et bien d’autres infrastructures, les nationalistes africains ne se gênent pas de se conduire comme des mendiants sur la scène internationale et donc de dépendre entièrement de l’impérialisme international. En revanche, quand il s’agit de mettre de l’ordre dans l’appareil de l’Etat, de construire des institutions solides ou encore d’élaborer une Loi Fondamentale opposable à tous les citoyens, les décideurs africains refusent toute expertise extérieure au nom de la souveraineté nationale.

Sous l’administration de Joseph Kabila, ses thuriféraires présentaient ce dernier comme un digne descendant de Kimpa Vita, Simon Kimbangu, Patrice Lumumba et Laurent-Désiré Kabila. Un nationaliste de plus! Pendant ce temps, le pouvoir d’Etat congolais était vassalisé par le Petit Poucet Rwanda, hissé par l’administration Clinton au niveau de bras armé de l’impérialisme yankee en Afrique centrale. Sur le plan interne, des membres de deux coteries ethnico-régionales se taillaient la part du lion au festin du pouvoir comme du temps de son prédécesseur: des Tutsi du Congo-Kinshasa et d’ailleurs, surtout tapis dans l’ombre de la grande muette, et des Katangais. Quant à la gouvernance de l’administration de Joseph Kabila, elle fut qualifiée avec raison de régime des médiocres qui ont tant ruiné le pays. Plus que le régime Mobutu.

Comme si la succession de quatre nationalistes inutiles pour le pays et le peuple ne suffisait pas, Félix Tshisekedi vient à son tour endosser le même costume, en déclarant être du bon côté de l’histoire et en présentant comme agents de l’étranger tous ceux qui n’approuvent pas sa gouvernance chaotique de surcroit marqué par un tribalisme sans pareil et une prédation outrancière.

Il est facile de discourir sur l’impérialisme international. Mais les dirigeants africains devraient savoir que cela n’a de valeur que s’ils respectent d’abord leurs peuples. En réalité, le nationalisme en Afrique ne défend pas la souveraineté des nations ou la dignité des peuples africains, mais le « droit » des gouvernants de garder les populations sous contrôle par la terreur (tracasseries administratives et policières, brimades, arrestations arbitraires, tortures, assassinats, etc.), pendant qu’eux-mêmes se goinfrent au festin du pouvoir. Car le désordre ou l’opacité en tant que mode de gestion étatique est plus profitable à l’affirmation de la puissance, de la gloire et à la quête de l’enrichissement personnel.

Tout compte fait, de Lumumba à Tshisekedi, en passant par Mobutu et les deux Kabila, le Congo n’est pas victime du nationalisme de ses dirigeants mais de leurs égarements, de leur folie ou encore de leur incapacité à bien gérer les rapports de force qu’un pays convoité doit entretenir avec l’extérieur. Face aux regards rapaces externes inévitables sur les richesses congolaises, face à la grande capacité de nuisance de l’impérialisme international, qui fait désormais de la sous-traitance à travers des minuscules Etats voisins, il y a de l’espace pour plusieurs réponses possibles autres que la confrontation, sous Patrice Lumumba et Laurent-Desire Kabila, ou la compromission sous Joseph Kabila et Félix Tshisekedi.

Aujourd’hui comme hier, l’intérêt supérieur de la nation exige que nous gagnions un premier combat difficile pour plusieurs nations mais facile au regard des potentialités immenses de notre pays. Il s’agit du combat de la bonne gouvernance qui permettrait de répondre aux besoins fondamentaux de la population dans le contexte de l’ordre ou du désordre mondial actuel, plutôt que de nous lancer dans une guerre perdue d’avance pour un idéal, qui s’avère être une chimère: l’indépendance totale et immédiate ou le nationalisme pur et dur.

Pour gagner ce premier combat, les ennemis à vaincre ne sont pas à l’extérieur du pays. Evoluant librement à l’intérieur des frontières nationales, ils sont même nommément cités dans le préambule de la Constitution en cours: « l’injustice avec ses corollaires, l’impunité, le népotisme, le régionalisme, le tribalisme, le clanisme et le clientélisme, [qui], par leurs multiples vicissitudes, sont à l’origine de l’inversion générale des valeurs et de la ruine du pays ». Au lieu de continuer à jouer de manière permanente à Don Quichotte et les moulins à vent, en enfilant le beau costume appelé nationalisme, écrasons avant tout les fléaux ci-dessus, comme on le ferait avec des punaises et en criant: A bas le nationalisme congolais!

Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo
Ecrivain & Fonctionnaire International

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